LA CONQUÊTE DE L’ÎLE D’ELBE 17 au 19 juin 1944

d’après un récit de Philippe MASSON

Pour comprendre l’intérêt stratégique de cette conquête, il faut jeter un coup d’œil sur la carte ci-dessus. Le canal de Piombino, large d’une douzaine de km, sépare l’île de l’Italie. Le maréchal Kesselring y avait stocké une partie du ravitaillement de ses troupes engagées sur la ligne « Gustav ». Dès la fin de 1943, le général Giraud envisage la prise de l’île d’Elbe pour interrompre le trafic allemand et d’y installer des batteries lourdes pour harceler les convois allemands sur la route du littoral italien, ainsi que la voie ferrée. Mais les Américains sont absorbés par les préparatifs du débarquement d’Anzio. Ce répit va permettre aux Allemands de consolider leurs positions sur l’île où le général Gall dispose d’une garnison de près de 3000 hommes. Des photos aériennes montrent que des travaux importants sont réalisés et que six batteries de 155 sont solidement installées. Quand le projet de conquête est enfin repris, en février 1944, le problème est totalement différent ; ce n’est plus un coup de main, mais une véritable opération de débarquement qu’il faut désormais mettre sur pied. Le général Martin, qui vient brillamment de mener à bien la libération de la Corse, est chargé de concevoir un plan d’opération. Cette opération est baptisée du nom de « Brassard ». Les forces de débarquement sont presque exclusivement françaises : la 9° D.I.C. du général Magnan, le Bataillon de Choc du commandant Gambiez, les commandos d’Afrique du commandant Bouvet et le 2° groupe de Tabors du lieutenant-colonel de la Tour. Ces éléments terrestres atteignent 12 000 hommes et 600 véhicules. Marins anglais et aviateurs américains vont épauler les Français ainsi que deux escadrilles de chasse françaises. L’opération est prévue pour le 27 mai, un report repousserait de trois semaines pour retrouver une nuit sans lune, favorable aux commandos. En effet ! Pour réduire les batteries côtières, on a recours à une formule originale ; les commandos du commandant Gambiez sont chargés de détruire les positions de batteries allemandes quelques instants avant l’heure « H ». Ils jouent le rôle de « contre-batterie par moyens humains ».

Sur le continent, la situation a évolué. Après la rupture de la ligne « Gothique » et la prise de Rome, le trafic allemand par le canal de Piombino a pratiquement cessé. Toutefois, le commandement allié décide de maintenir l’opération ; il estime que ce débarquement va permettre d’expérimenter hommes et matériels en vue de l’opération « Anvil » sur les côtes de Provence, l’île d’Elbe présente le même relief que les côtes françaises, l’opération débute au cours de la nuit de 16 au 17 juin, sous le commandement du général de Lattre de Tassigny.

Le 16, dans l’après-midi, deux convois appareillent de Bastia et de Porto Vecchio, cap au sud, simulant une menace contre les Allemands en retraite au nord de Civita Vecchia. Après le regroupement des navires, vers 23 heures, une flotte de 220 bâtiments alliés, arborant tous le pavillon français, approchent de l’objectif.

17 juin : 0 heure. Les « chocs » de Gambiez montent à bord des L.C.A. Une heure plus tard, ils débarquent en six points différents. La compagnie Carbonnier réussit à réduire les deux batteries du mont Porro et de Punta Cardella. De l’autre côté de l’île, le lieutenant Jacobsen, avec sa section, détruit 3 canons de 155 sur 4 de la batterie d’Enfola, après une approche difficile et une escalade de deux heures. La première surprise passée, les Allemands réagissent avec force. Mais les « chocs » se sont répandus dans l’île, attaquent les convois, les postes isolés, incendient les dépôts, sèment un désordre qui désoriente le commandement adverse. C’est un premier succès complet.

03 h 45, la flotte jette l’ancre en face de Marina di Campo. La première vague des L.C.A. transporte le bataillon Gilles du 13° R.T.S. et des éléments du bataillon de plage. Une immense lueur illumine la baie, le tonnerre gronde ; les 4000 tubes des bâtiments d’appui feu entre en action. Les Allemands ripostent, deux L.C.A. sont touchés et commencent à brûler. Mais les Sénégalais réussissent à débarquer ; la progression est un enfer, à l’aide de cisailles et de bangalores ils pratiquent des brèches dans les barbelés, traversent un champ de mine où, l’homme de tête une fois mort, laisse la place au suivant jusqu’à ce qu’il s’écroule à son tour. C’est « à coup d’hommes » que s’effectue le passage. Un courage immense.

Plus à l’Est, les commandos d’Afrique ont réussi leur débarquement. Dès l’aube, le commandant Bouvet occupe le mont Tombone, ce qui permet de faire débarquer le 4° régiment colonial et les Tabors pour une manœuvre de débordement. Là aussi, c’est une réussite, le bataillon Gilles est dégagé et Marina di Campo est occupé.

Depuis le début de l’après-midi, le général Magnan fait débarquer le matériel lourd, et dans la soirée, les troupes françaises atteignent la côte nord. La victoire n’est pas loin.

18 juin : la progression reprend avec l’appui de l’artillerie et de l’aviation. Dès 5 h du matin, la compagnie Kuntz, du 4° R.T.S. , s’empare de la villa Napoléon et le sous-lieutenant Desportes inscrit sur le livre d’or : « La France ! A la mémoire de nos camarades tombés avant notre entrée ici, le 18 juin 1944 à 5 heures ». Au nord, Porto Ferraio tombe à 14 h ; mais au centre la résistance allemande se raidit. Le 902° bataillon tente de barrer la pointe N-E de l’île du mont Puccio ; le 4° R.T.S. est durement accroché, mais Tabors et commandos tournent les défenses et prennent la citadelle de Porto Longone. Le 18 au soir, la conquête de l’île est pratiquement terminée. C’est l’anniversaire de l’Appel du général de Gaulle, mais aussi celui de Waterloo, comme le fait remarquer l’amiral Troubridge, le sourire aux lèvres.

L’opération « Brassard » a renforcé la camaraderie de combat entre alliés, elle a également donné une confiance complète aux troupes françaises, ces même hommes vont, dans deux mois, débarquer sur les côtes françaises, foncer sur Toulon, puis avec la 3° D.I.A. sur Marseille. Cette opération se solde par une victoire indiscutable, la première de l’ « armée B. Ce succès, chaudement disputé, a éliminé plusieurs centaines d’Allemands, fait 2000 prisonniers et pris un important matériel, il a également coûté la vie à  250 soldats français et 600 d’entre-deux ont été blessés. Le 24 juin 1944, le journal de l’armée américaine, Stars and Stripes, écrit dans ses lignes : « La marine alliée estime que le débarquement de l’île d’Elbe a été le plus dur de tous les débarquements méditerranéens ».