QUATRIÈME ÉPOQUE.
Une guerre s’achève ; une autre commence.
Le long cheminement commun de la France et de l’Algérie va se terminer par un drame. Ce n’est pas seulement l’échec des politiques successives de la France et particulièrement de la III° République, qui va mettre en place les conditions d’une sécession avec la Métropole, et rendre impossible la fusion entre les deux peuples. Illustrée par la volonté civilisatrice d’un Jules Ferry, sans doute sincère, et d’un Victor Hugo, plus poète que politique, « Un peuple éclairé va trouver un peuple dans la nuit… ». Le véritable problème est que la politique mise en place reposait sur deux principes essentiels : que la législation soit identique des deux côtés de la Méditerranée et que les individus acceptent les mêmes devoirs et adhèrent aux mêmes valeurs.
Ces deux conditions ne pourront jamais être réalisées. La grande majorité de la population, jusque dans les années 1920, reste hostile à la politique d’assimilation. Ils croient toujours aux fantômes et aux démons. Le taux de scolarisation est nul et de toute façon, la population fuit l’instruction française. Cette mentalité est conditionnée par un islam, qui, depuis le VII° siècle, confortait les Algériens dans la croyance en la supériorité du message coranique. Pour l’élite religieuse des oulémas, il y a par conséquent incompatibilité entre les lois françaises et la loi coranique. La loi Crémieux de 1870, la perte de prestige de la France en 1940, puis, en 1954, la chute de Diên Biên Phu, seront des facteurs déclenchants. Mais également l’explosion démographique, source d’appauvrissement des masses ; la mécanisation rapide de l’agriculture réduit le besoin de main-d’œuvre au moment même de cette explosion démographique. Les pressions internationales et une médiatisation plus importante (radio, journaux, télévision) feront le reste.
L’apathie des populations, la religion musulmane plaçant le Coran au-dessus des lois et le refus, durant cent ans, de la scolarisation, a lourdement handicapé l’intégration. La réussite de la France en Algérie se limite à la réalisation des infrastructures et à la santé publique. Car malgré les réticences, elle a apporté une santé publique exemplaire, dont la meilleure illustration est l’explosion démographique. Par contre, pour assurer le calme, la France a pratiqué une gestion communautaire qui aggravait les inégalités sociales et, surtout, qui portait en elle le germe d’une fracture définitive.
Que vont devenir les enfants et les petits enfants de Franz dans ce drame qui s’annonce ? Destins différents mais qui se rejoignent dans le malheur des peuples qui subissent une guerre qui pendant quarante ans ne voudra pas porter ce nom.*
En Europe, mai 1945 est une explosion de joie, c’est la fin de la guerre, le Japon ne capitulera que le 14 août après avoir subi les deux premiers bombardements nucléaires de l’Histoire. A Sétif, c’est jour de marché ce 8 mai 1945, les Amis du Manifeste, toutes tendances confondues, décident de manifester. Près de la gare de Sétif, une foule nombreuse et, pour la première fois, au milieu des pancartes de « libérez Messali », « démocratie pour tous », un drapeau : le drapeau algérien vert et blanc.
* La loi n° 99-882 du 18.10.1999 a qualifiée de « combats » les événements vécus au Maroc et en Tunisie et de « guerre » ceux qui ont trait à l’Algérie.
Parmi les forces de l’ordre, un inspecteur de police perd son sang froid et tire sur un manifestant qui s’effondre. C’est le début de l’horreur. La foule riposte en abattant des Européens au cri de « Ed-jdihad » ; la tuerie se poursuit toute la nuit dans Sétif et ses environs. Des colons isolés sont égorgés par leurs domestiques à leur service depuis trente ans. Pendant une semaine entière, meurtres, viols, égorgements, vont se succéder. Les Français ripostent, la répression sera terrible et d’une sauvagerie sans nom. 104 Européens auront été tués, des femmes violées. 500 à 600 indigènes sont abattus par l’armée et 500 à 700 par des colons. Une psychose de peur prend subitement les colons aux tripes. Ce 8 mai 1945, le fossé entre les deux communautés va se creuser définitivement.
Quelques jours après ces évènements tragiques, débarque à Alger, le 7ème régiment de Tirailleurs algériens. Ils viennent de participer à la libération de l’Alsace. Ces soldats reviennent au pays, la poitrine pleine de décorations, preuve de leur bravoure. Ils découvrent les fusillés de Guelma, les tueries de Sétif…L’adjudant Ben Bella est parmi eux. Dix ans vont passer dans la haine et la méfiance avant qu’un autre drame ne débute.
En cette année 1954, Charles a soixante ans, Mathilde cinquante-cinq. Leur fils Roland et sa femme Claudine ont la quarantaine et sont prêts pour prendre la relève au domaine de Tiaret mais Charles fait traîner un peu. Il aime son domaine, le travail qu’il fait, ce pays ; il se sent encore capable de beaucoup de choses. A Alger, Marguerite, soixante-six ans, vit près de sa fille Joséphine que son colonel de mari abandonne souvent pour des raisons de service. Jacques a cinquante quatre ans, bientôt la retraite et il songe de plus en plus, au jour, où il retournera dans sa Champagne natale pour y jouir du repos qu’il estime avoir mérité. A Oran, Paul vient de fêter ses 49 ans ; Béatrice a organisé une petite fête avec les enfants, les parents, les amis. A ce moment de leur existence, la famille Rheinhardt, ne se pose plus la question de savoir s’ils sont des colonisateurs. Cette terre où ils sont nés, où ils vivent, où ils travaillent et meurent, est la leur ; ils sont Français, dans leur pays, un département français, avec des lois françaises. Que peut-il arriver ?
Pour le week-end prolongé de la Toussaint, Jacques, en temps qu’officier supérieur, doit assurer la permanence à l’Etat-major de la X° Région militaire à Alger. En fait, c’est une astreinte à son domicile et il en profite pour mettre un peu d’ordre dans ses affaires personnelles. Chef du 2ème bureau *, il a quelques informations alarmantes provenant des RG, mais la gendarmerie, étalée sur l’ensemble du territoire, annonce un « RAS, tout est calme dans le bled ». Jacques se dit que c’est peut-être le calme avant la tempête ; des bombes de confection artisanale ont été découvertes à Alger, à Constantine, dans les Aurès. Il y a quelques jours, des boîtes de lait Guigoz, trafiquées et bourrées d’explosifs, ont été découvertes à Oran. L’analyse de Jacques est que la fabrication de ces bombes a été réalisée dans le même atelier, donc, il y a fort à parier qu’une direction centrale organise et donne des ordres pour l’ensemble de l’Algérie. Au 2ème bureau, de nombreuses informations arrivent en provenance d’indics, mais pas de preuves tangibles. Le passé de Jacques, durant la Seconde guerre mondiale, le fait penser à la clandestinité, comme en 1942, de petits groupes qui ne se connaissent pas, qui se fondent dans la foule des travailleurs de tous les jours ; anonymement. C’est ça qui l’inquiète.
1ier novembre 1954. Il est 1 H 30 du matin, Jacques est réveillé par la sonnerie du téléphone.
* Le 2ème Bureau est le service de renseignements militaire.
– Allô ! Mon colonel…Il se passe des choses graves…il faut venir à l’Etat-major tout de suite…
– J’arrive…
La sonnerie a aussi réveillé Joséphine,
– Que se passe-t-il ?
– Je ne sais pas encore, mais il me faut rejoindre mon bureau. Ne t’inquiète pas, rendors-toi,
– je te téléphonerai dans la matinée.…
– Mes respects mon colonel ! J’ai fait prévenir tous les chefs de bureaux. Dans la salle des cartes, j’ai affiché le plan de ville d’Alger et une carte de la région. Des bombes ont explosé à l’usine à gaz, à l’immeuble de la Radio, rue Hoche. Les pétroles Mory sont également touchés ; l’ennuyeux, c’est le Central téléphonique du Champ de Manœuvre ; il y a de la casse.
Cette nuit-là, il y aura de la casse, à Alger, à Constantine, mais aussi dans le bled. Les premiers morts entrent dans le bilan de la nuit. De minute en minute les mauvaises nouvelles arrivent dans les Etats-majors civils et militaires, Jacques en est certain maintenant ; c’est une insurrection armée. A quelques semaines de la retraite, il replonge dans l’action.
Sur la route, entre Biskra et Arris, un car chemine avec peine sur les lacets de la route. Une épaisse fumée noire se dégage du diesel au maximum de sa puissance. A l’intérieur du car, un couple d’instituteurs, les Monnerot. Ils rejoignent leur affectation…soudain…un barrage…une fusillade. L’A.L.N.* vient de frapper ; le caïd Hadj Sadok est abattu d’une rafale qui touche également Guy Monnerot en pleine poitrine ainsi que sa jeune femme à la hanche. Il est 7 h 40, c’est le jour de la Toussaint que l’en nommera plus tard : « La Toussaint rouge ».
A Tiaret, la famille Rheinhardt lance une nouvelle journée de travail, sans se douter des évènements graves de la nuit. Vers neuf heures, à la pause café, Charles écoutera les nouvelles, comme chaque jour, c’est l’heure également du passage du facteur ; un homme précieux pour les nouvelles de Tiaret et des environs. Chaque jour, lors de sa tournée, il échange quelques mots avec ses « clients », une confidence, un décès, une naissance, un futur mariage…rien ne lui échappe. Mais ce jour là…
– Tiens c’est bizarre, je n’ai pas vu Auguste notre facteur.
– Un peu de patience Charles, il ne va pas tarder.
Mathilde retourne dans sa cuisine où elle va donner les directives pour la journée. Le téléphone sonne à ce moment là. Charles en est toujours à son café et scrute le bout du chemin, espérant apercevoir Auguste.
– Charles ! Il faut que tu ailles à la mairie ; il se passe des choses graves. Une réunion a lieu à 11 heures. Je suis inquiète…
* A.L.N. Armée de libération nationale = branche armée du F.L.N.
Contrairement à ses habitudes, Charles met en marche le poste radio. Au même instant arrive Roland ; il a un air contrarié.
– Papa ! Je ne sais pas ce qui se passe, mais il manque la moitié du personnel. J’ai l’impression que ceux qui sont venus, ont peur de quelque chose.
… La nuit dernière, des attentats ont eu lieu dans plusieurs villes d’Algérie ainsi que dans les Aurès. On déplore une dizaine de morts. A Alger, l’immeuble de la radio, d’où je vous parle, a subi de gros dégâts suite à l’explosion d’une bombe…Des renforts sont attendus de la Métropole…L’armée est en alerte…
– Ben ça alors ! Roland, tu prends un fusil avec quelques cartouches. Tu mets au boulot ceux qui veulent travailler, puis tu restes à la maison avec les femmes. Moi je vais à la réunion.
– Je crois qu’il serait bon de laisser la radio allumée en permanence. Sois prudent papa.
– Claudine, tu reste près du téléphone et pas d’enfant à l’école aujourd’hui.
Charles se retrouve à la mairie de Tiaret avec tous les colons propriétaires de la région, ainsi que les européens artisans, commerçants, ouvriers. C’est une petite armée, fusils à l’épaule, qui pénètre dans la grande salle de la mairie.
– Messieurs ! Messieurs s’il vous plait ! Un peu de silence…Voilà ! J’ai une communication du préfet à vous transmettre. La nuit dernière…
Le maire relate les évènements de la nuit. Une phrase va provoquer une réaction très vive dans l’auditoire.
– …c’est donc une insurrection provenant d’un groupe armé, l’Armée de Libération Nationale…Du calme messieurs…Les autorités ont la situation en main et des renforts venant de Métropole seront là dans 48 heures. En attendant, pas de déplacements isolés, ni inutiles. Les enfants seront escortés pour aller en classe. Il vous est demandé de nous signaler chaque évènement…
Curieusement, des clans se forment. Les violents qui veulent tirer « dans le tas » pour l’exemple. Les modérés qui pensent que de la discussion jaillit la lumière, enfin, les premiers résignés qui devinent la fin d’une aventure coloniale comme en Indochine. Evidement, les gros propriétaires ne veulent rien lâcher, contrairement aux artisans et ouvriers. Une atmosphère lourde d’inquiétude plane dans la grande salle de la mairie.
– Allô ! Maman…C’est Paul…Comment vas-tu ?
– Tout va bien mon fils ; je suis avec ta sœur. Jacques nous a demandé de ne pas sortir.
– Il a raison ! Pour nous tout va bien, Françoise est avec moi à l’étude et les enfants sont à l’école. Oran est calme par rapport à Alger.
– J’ai téléphoné à l’oncle Charles…le seul problème c’est les ouvriers. Il en manque la moitié. Je pense à grand père Borgerhout, il avait raison de repartir vers la Belgique. Il était persuadé que ça tournerai au vinaigre un jour ou l’autre.
– Sans doute…sans doute. Mais ils ne sont pas nés ici ; ils n’avaient qu’une étude d’avocat. Nous, nous avons des terres…Nous sommes nés ici.
L’insécurité faisait partie depuis toujours de la vie du « pied-noir » et particulièrement en Kabylie où la violence est une tradition. Mais la simultanéité des attentats démontre une coordination pour l’ensemble de l’Algérie. L’analyse de Jacques est la suivante : « l’ALN ne veut pas se mettre à dos la population musulmane, bien au contraire. En plaçant des bombes sur des édifices d’Etats, radio, usine à gaz…et en tirant des rafales sur des casernes de la gendarmerie et de l’armée, elle veut faire passer un message. Aucune canalisation d’eau, de voie ferrée ou d’hôpitaux n’a été touchée ; ce qui aurait eu un autre retentissement que les petites actions armées de la nuit de la Toussaint. Pour l’instant, l’ALN veut se montrer et se faire connaître en tant que mouvement armé pour la libération du pays ».
Les renforts arrivent en provenance de Pau ; le 18ème R.I.P.C.* commandé par un soldat d’élite, le colonel Ducourneau. La mission de cette unité est de pourchasser les « bandits » qui ont participé aux attaques. La tâche ne sera pas simple, les Aurès sont difficiles d’accès et de plus, l’hiver et la neige se mettent de la partie. Sous la tente, les parachutistes souffrent d’un manque d’équipements appropriés. Le 19 novembre, soit moins de trois semaines après la Toussaint, Grine, le chef rebelle, sera tué dans un accrochage par les paras de Ducourneau.
Qui en Métropole, en 1954, connaissait l’Algérie ? Ce n’était pas un pays touristique comme le Maroc ou la Tunisie, personne n’y allait jamais et on en parlait peu. On savait qu’il y avait des Français assez curieux, mélangés avec des Espagnols, des Italiens, des Maltais…C’était tout. Les autorités de la République, venaient régulièrement de Métropole (à chaque changement de gouvernement) en visite dans les douars pour serrer les mains des vieux en burnous, la poitrine chargée de médailles. En cette année 1954, personne ne semblait remarquer qu’il n’y avait pas de jeunes dans les douars. Où sont-ils donc ces jeunes ?
Les Etats-majors sont en effervescence. Le colonel Jacques Heller est très sollicité par le général commandant la région et par le préfet. Aussi, son personnel est en alerte permanente par roulement jour et nuit.
– Demain matin, 08h00, briefing dans mon bureau…On fera le point.
Dans cette équipe, spécialisée dans le renseignement, il y a le commandant Xavier, militaire, mais toujours en civil. C’est un spécialiste des questions musulmanes. Il parle l’arabe, mais également plusieurs dialectes, y compris le chaouï de l’Aurès. Pour la circonstance, il va être d’un précieux secours avec ses connaissances et son réseau d’indics.
Le lendemain matin…
– Bonjour messieurs ! Nous allons faire le point des évènements de la nuit, puis le commandant Xavier nous fera part de ses derniers renseignements, obtenus après la capture d’un chef rebelle à la frontière tunisienne.
– ….
* Régiment d’infanterie parachutiste de choc.
– A vous Xavier…
– Merci mon colonel. Nous avons eu la chance d’intercepter un chef de premier plan ; Ben Boulaïd. Il est sans doute le responsable du F.L.N.* pour l’Aurès. J’ai eu un long entretien avec lui…La première question est la suivante : « pourquoi se battent les rebelles ». La réponse est très simple : « contre l’injustice ». Ben Boulaïd m’a démontré avec beaucoup d’assurance et de conviction, dans quel état d’esprit se trouve l’élite du peuple algérien. L’injustice qui sévit depuis des années est arrivée au sommet du supportable pour eux ….Contrairement à l’Indochine, cette révolution armée n’a pas la proximité de la Chine de Mao avec ses gros moyens humains et matériels. Néanmoins, il faut prendre en considération la solidarité de la Tunisie et de l’Egypte. Cette rébellion sera une guérilla difficilement contrôlable au milieu d’une population entièrement acquise à la cause révolutionnaire. Il faut donc travailler le renseignement…
Sans complaisance, le commandant Xavier retrace les moments ratés de l’histoire avec l’Algérie. La pression politique et économique des « grandes familles » pieds-noirs, l’incompréhension entre Islam et République…
– Maintenant il faut sortir de cette situation avec le moins de casse possible, si toutefois c’est encore réalisable. Pour l’instant, la région des Aurès est la plus active, ce qui ne veut pas dire que le reste de l’Algérie ne va pas bouger et que l’attitude de la population va nous rester favorable. Nous avons déjà constaté l’assassinat d’Algériens favorables à la France ou qui refusent de soutenir la Révolution. Je pense donc que la terreur va faire basculer la population en faveur des rebelles. N’oubliez pas que dans le monde musulman, la force et le prestige sont maîtres. Celui qui tient le bâton dirige le troupeau. Une dernière chose ; dans les Aurès, je ne pense pas que la révolte soit dirigée contre les excès des colons. Il n’y en a pas, et pour cause, c’est une région sans ressources. La population ne voit que très rarement un Français ; certains villages n’ont pas vu d’Européen depuis trente ans. C’est pour cette même raison que les rebelles y trouvent un refuge favorable. Ils peuvent s’approvisionner en vivres auprès de la population, s’entraîner, se cacher, se déplacer, sans se soucier d’une contrainte quelconque.
L’année 1954 s’achève.
L’année qui va suivre, sera celle du désengagement de la France au Maroc et en Tunisie. L’indépendance de ces deux pays se fait assez rapidement et sans trop de dégâts, les soucis de la France étant de ne pas engager, dans un autre conflit, des troupes dont elle pressent avoir besoin en Algérie.
Le 1ier janvier, début de la radio Europe 1. Le 17 janvier début du gouvernement Pineau…qui se termine le lendemain. Un gouvernement de 24 heures. La France est-elle vraiment gouvernée ? Deux jours plus tard débute l’opération « Véronique » qui engage 5 000 hommes dans les Aurès. Comment diriger un conflit dans ces conditions ? Le 3 avril, l’état d’urgence est décrété en Algérie. Le 27 avril, l’avion français « Caravelle » prend son envol ; c’est bien la seule chose qui prend son envol. Le 19 mai, le gouvernement décide du rappel des classes disponibles et envoie des renforts en Algérie où la situation s’aggrave ; le 20 août, 123 Européens sont massacrés à
* F.L.N. Front de libération nationale
Philippeville. Le 2 septembre, 9 bataillons arrivent en renfort en Algérie, ce qui provoque des émeutes, activées par les communistes, à Rouen et à Lyon. Mais la France est satisfaite de son industrie automobile ; au Salon de l’auto, en septembre, Citroën lance la DS 19. Pour le colonel Jacques Heller, l’année se termine en « pékin » ; en effet, la 31 décembre il redevient civil, atteint par la fameuse limite d’âge dans le grade. Une bêtise administrative pour un soldat dont le pays est en guerre.
Face à l’insécurité croissante, le reste de la famille Borgehout se replie vers sa Belgique d’origine. D’ailleurs, à chaque fois qu’un des leurs rendait l’âme, le corps était rapatrié dans un des caveaux de famille en Belgique. Attitude que la famille Rheinhardt n’approuvait pas. Paul et Françoise vont donc gérer seuls l’étude à Oran.
Jacques voudrait bien retourner en Champagne, mais Joséphine ne veut pas abandonner sa vieille maman, seule à Alger. Si Charles est d’accord pour accueillir sa grande sœur à Tiaret…
En Algérie les évènements s’accélèrent. Au mois de janvier, 61 musulmans demandent la reconnaissance de la nationalité algérienne, tandis que se constitue à Alger, un comité d’action et de défense de l’Algérie française. Le fossé se creuse un peu plus entre les deux communautés. En février, Guy Mollet lance un appel au cessez-le-feu en Algérie…En vain. La France métropolitaine est également secouée par voie de conséquences. En mars, les travailleurs nord-africains de la région parisienne, se mettent en grève à l’appel du F.L.N. Dans la foulée, l’Assemblée nationale accorde au gouvernement des pouvoirs spéciaux en Algérie. Le F.L.N., lui, demande l’intervention des Nations unies pour régler le conflit algérien sur la base de l’autodétermination.
Le 11 avril, le Conseil des ministres décide le rappel immédiat sous les drapeaux de 70 000 disponibles qui partiront pour l’Algérie.
Au même moment ont lieu les premiers contacts secrets, au Caire, entre la France et le F.L.N. Français de métropole, Algériens, Pieds noirs, militaires…manipulés par la politique désastreuse de gouvernements qui se succèdent ; tueries inutiles pendant six ans encore, alors qu’au fond, la France veut se retirer d’Afrique du nord. Certains laissaient entendre que si la France gardait l’Algérie, avant l’an 2 000, notre pays sera le premier état musulman de l’Europe. Se basant sur la fécondité hors normes des Algériens, le nombre d’électeurs algériens dépassera alors le nombre d’électeurs de France métropolitaine, pour devenir une république islamique.
En attendant, la France, après le rappel de 50 000 réservistes, augmente ses troupes en Algérie pour passer à 380 000 hommes. Ce qui n’empêche pas le massacre de 19 soldats français, le 18 mai, près de Palestro.
A Alger, un ratissage important dans la casbah provoque l’arrestation de milliers de suspects. Une autre menace, économique celle-ci, se profile à l’horizon. Nasser vient de nationaliser le Canal de Suez le 26 juillet. Immédiatement, Anglais et Français envisagent une action militaire. En septembre, les parachutistes français sont pré-positionnés à Chypre. Après le rejet de l’ultimatum franco-britannique, l’Egypte rompt ses relations diplomatiques avec la France et l’Angleterre. Le 31 octobre, début des bombardements sur les aérodromes égyptiens. Quelques jours plus tard, le 5 novembre, les parachutistes français sautent sur le Canal et sur Port Saïd ; c’est la débâcle de l’armée de Nasser. Mais sous la pression des U.S.A. et de l’O.N.U. les troupes victorieuses doivent se retirer.
Pendant ce là, les attentats se poursuivent en Algérie. 30 septembre, attentat du F.L.N. dans deux cafés européens ; 1 mort et 62 blessés. 28 décembre, assassinat d’Amédée Froger, président de l’inter fédération des maires d’Algérie. Les obsèques seront marquées par un déchaînement de violences contre les musulmans. Dans les deux camps, tout est prétexte aux affrontements sanglants.
Après les fêtes de Noël et du Nouvel an 1957, Charles décide de regrouper la famille sur Tiaret. Marguerite vient donc s’installer avec armes et bagages dans le domaine de son père, là où elle a passé son enfance. Paul et Joséphine sont soulagés, l’insécurité est désormais générale et permanente en Algérie. Jacques, écœuré par la situation et la politique de la France, décide de rentrer en métropole définitivement. Fort de ses connaissances du problème, ayant œuvré très longtemps dans les arcanes du renseignement et du secret, il est persuadé que l’Algérie sera indépendante sous peu. Aussi, propose-t-il à Marguerite et Charles, de préparer un repli vers la Champagne, où, avec l’aide de Joséphine, tout sera fait pour les accueillir au cas où. Charles et son fils Roland pensent qu’il est trop alarmiste et que le F.L.N. ne résistera plus très longtemps à l’armée française. Néanmoins, ils acceptent le projet de Jacques, dont le placement en métropole d’une partie de leurs avoirs bancaires.
C’est l’année des accusations mutuelles…Tu poses des bombes et tu assassines des innocents ; moi je torture pour savoir qui a fait cela. Tu mutiles sauvagement, j’utile la « gégène » pour avoir des renseignements. C’est l’escalade.
Le 7 janvier, début de la bataille d’Alger menée par les parachutistes du général Massu. Les soldats du contingent tombent régulièrement dans des embuscades ; les morts se comptent par dizaines à chaque fois. En février, les parachutistes du colonel Bigeard capturent Larbi ben M’hidi, coordinateur des actions terroristes à Alger. Le général Paris de la Bollardière demande à être relevé de son commandement pour protester contre la torture. Dans le bled, le maintien de l’ordre s’est transformé en guerre de contre guérilla. Les succès sont nombreux et l’armée du F.L.N. subit de lourdes pertes. Exemple l’opération « Agounenda » menée par les parachutistes de Bigeard contre la Wilaya 4 ; bilan : 96 HLL tués, 12 prisonniers, 55 armes récupérées. Explosion de trois bombes dans le centre d’Alger, le 1 juin ; bilan, 10 morts et 87 blessés. Le 9 juin, attentat à la bombe au Casino de la Corniche à Alger ; bilan, 7 morts et 83 blessés…Le 17 octobre, d’un côté de la Méditerranée, une unité saharienne se révolte et assassine ses officiers, tandis que sur la rive opposée, début du gouvernement Pinay…qui termine le lendemain 18 octobre. Le jeu de massacre « républicain » continue. Et pendant ce temps là, « Spoutnik1 » le premier satellite russe, tourne au-dessus de la terre 1 400 fois, en lançant son fameux « bip…bip… ».
Le début de l’année 1958 commence par le sabotage de la ligne de chemin de fer Konde-Shendou, retardant ainsi le premier arrivage du pétrole saharien. Les attaques des rebelles du F.L.N. en provenance de Tunisie, sont de plus en plus fréquentes. L’approvisionnement en armes et munitions des rebelles, se fait aussi par des cargos affrétés par les pays de l’Est, comme la Yougoslavie. Le 18 janvier, un cargo est saisi avec 150 tonnes d’armes tchèques. En riposte à des attaques F.L.N. basé en Tunisie, l’aviation française bombarde le village tunisien de Sakiet Sidi Youssef ; l’attaque fait de nombreuses victimes civiles. La Tunisie proteste évidemment. En France, la police parisienne manifeste pour l’obtention d’une prime de risque en raison des attentats du F.L.N. Le défilé dégénère et le préfet de police Roger Lahillonne est remplacé, le lendemain, par Maurice Papon. Pendant ce temps-là, les Européens manifestent à Alger aux cris de « L’Armée au pouvoir ! ». Le 13 mai, l’immeuble du gouvernement général à Alger est occupé par des manifestants. Un Comité de salut public est formé sous la présidence du général Massu qui, dans un message au Président René Coty, exige la création à Paris d’un gouvernement d’exception. Le général Salan déclare quant à lui « prendre provisoirement en mains les destinées de l’Algérie française ». Quelques jours plus tard, Salan fait acclamer le nom du général de Gaulle. En France, ce dernier, se déclare « prêt à assumer les pouvoirs de la République ». Pendant que la France cherche une solution pour se gouverner, les accrochages avec l’armée tunisienne se multiplient et les attentats, embuscades et sabotages sont le lot quotidien en Algérie. Le 29 mai, enfin, le général de Gaulle accepte de former un gouvernement.
Le 4 juin, de Gaulle lors de son premier voyage en Algérie où il est reçu triomphalement. A Alger, il lance à la foule sa fameuse phrase « je vous ai compris ».
A l’écran on peut voir le dernier film de Cecil B. De Mille, « Les dix commandements » dont l’un des commandements est, « tu ne tueras point » ce n’est même pas respecté dans le film puisque Dieu lui-même englouti l’armée du pharaon au fond de la mer Rouge…, pour sauver le peuple élu, disent les écritures.
Le 28 septembre, la nouvelle Constitution est approuvée par référendum par 79,25 % des suffrages exprimés (96 % en Algérie).
De Gaulle fait une proposition au F.L.N. lors d’une conférence de presse à Matignon ; il offre « la paix des braves » et la possibilité d’une négociation, avec lui, sur la fin des hostilités. Propositions rejetées par le F.L.N. Le 21 décembre, le général de Gaulle est élu président de la République par les grands électeurs.
Le 28 mars 1959, les colonels Amirouche et Si Haouès, chefs des wilayas 3 et 6, sont tués au cours d’une opération. Le 4 avril, attaques du F.L.N. en métropole. Le 8 avril, au large d’Oran, un cargo tchécoslovaque est arraisonné avec plus de 500 tonnes d’armes et de munitions, destinées aux nationalistes algériens. Le 17 avril, déclenchement d’une vaste opération militaire au Sud d’Oran, dans la région de Tiaret ; 1 600 rebelles tués et 460 prisonniers. En France, le 19 juin, saisie du livre « La Gangrène » qui dénonce la torture en Algérie. 22 juillet, 25 000 soldats participent à l’opération « Jumelles » en Kabylie, 40% de l’A.L.N. détruite. Le 16 septembre, allocution radiotélévisée du général de Gaulle qui proclame le droit des Algériens à l’autodétermination, une fois la paix rétablie. Le 28 septembre, le G.P.R.A. se déclare prêt à négocier avec la France, des conditions d’un cessez-le-feu et de l’autodétermination.
1960, c’est l’année de l’indépendance des anciennes colonies françaises en Afrique ; le Cameroun, le Sénégal, le Togo, le Bénin, le Niger, le Burkina Faso (ex-Haute-Volta), la Côte d’Ivoire, le Tchad, la République Centrafricaine, le Congo, le Mali et la Mauritanie. C’est également l’explosion de la première bombe « A » française, à Reggane, au Sahara.
Du 24 janvier au 1ier février se déroule à Alger ce que l’Histoire appellera « la semaine des barricades », menée par Pierre Lagaillarde et Joseph Ortiz. Cette manifestation pour l’Algérie française fera 22 morts et 150 blessés dès le premier jour. Du 3 au 5 mars, le général de Gaulle fait une « tournée des popotes » et encourage les soldats sur la nécessité d’une victoire complète. Il affirme pourtant, au mois d’avril, que « l’Algérie de papa est morte et ceux qui ne le comprennent pas vont mourir avec ». L’armée F.L.N. est réduite à 22 000 combattants (en mai 1958, il y avait 46 000). Les chefs rebelles tombent les uns après les autres. Fin juin Boumediene fait exécuter des opposants et reprend les purges sanglantes. En octobre, rafles monstres à Paris et en banlieue. Le F.L.N. attaque les Harkis à Paris. Très grande pression internationale pour l’autodétermination du peuple algérien (63 pays). Le 16 novembre, de Gaulle annonce un référendum sur l’autodétermination. Le voyage du Général de Gaulle en Algérie, du 9 au 13 décembre, déclenche des émeutes qui font 127 morts à Alger et à Oran.
Le 8 janvier 1961, référendum sur l’autodétermination de l’Algérie. La politique du général de Gaulle est approuvée par près de 75% des suffrages exprimés en métropole et 70% en Algérie. Le 20 février, rencontre secrète entre Georges Pompidou, Bruno de Leusse, Ali Boumendjel, Saad Dalhab et Tayed Boulahrouf, sur les conditions de négociation entre la France et le G.P.R.A. Une annonce officielle sera faite le 30 mars par le gouvernement français et le G.P.R.A. sur l’ouverture de pourparlers à Evian, débutant le 7 avril. Le 3 avril, les pourparlers d’Evian sont retardés. Le 7 avril, premiers tracts de l’O.A.S. à Oran ; l’O.A.S. revendique les attentats d’Alger et de métropole. Lors de la conférence de presse, du 11 avril, le général de Gaulle développe l’idée que l’Algérie coûte très cher à la France. La décolonisation est aussi pour une raison économique. 22 avril, putsch à Alger ; les généraux Châle, Jouhaud, Zeller et Salan, s’emparent du pouvoir avec l’appui d’une partie de l’armée. L’état d’urgence est décrété. De Gaulle prend les pleins pouvoirs. Le putsch ne va durer que quelques jours ; le 26 avril, fin de la sédition des généraux rebelles, aussitôt les attentats terroristes reprennent en Algérie. La France et le G.P.R.A. annonce l’ouverture, le 20 mai prochain, des pourparlers d’Evian ; Le 29 mai, le général Salan, en fuite, prend la tête de l’O.A.S. Une fois de plus, les négociations d’Evian sont suspendues le 13 juin ; les deux parties n’ont pas pu s’accorder sur le futur statut de l’Algérie. Une journée nationale est organisée par le F.L.N. le 5 juillet, ce qui provoque un affrontement sanglant dans l’Algérois et le Constantinois, faisant 70 morts et 270 blessés. Le 20 juillet, les négociations d’Evian reprennent…pour être ajournées le 28 suivant. Au mois d’août, les attentats O.A.S. se multiplient en France ; dans la nuit du 21 au 22, 13 charges de plastic explosent à Paris. Le 8 septembre, attentat manqué contre le général de Gaulle à Pont sur Seine. Dans une allocution télévisée, le 2 octobre, de Gaulle annonce l’instauration d’un « Etat algérien indépendant et souverain » tout en souhaitant une coopération entre les deux pays, ce qui impliquerait la protection des droits et des garanties des Européens d’Algérie. Le 17 octobre, manifestation d’Algériens à Paris, organisée par le F.L.N., pour protester contre le couvre-feu pour les Algériens. Riposte très violente de la police sur ordre du Préfet Papon ; des dizaines de morts et de disparus. En Algérie, le 1ier novembre, le F.L.N. organise une manifestation commémorative au soulèvement de 1954 ; 75 morts et 130 blessés. Dans son discours de fin d’année, le général de Gaulle annonce le rapatriement en métropole, de deux divisions d’Algérie.
En quelques mois, entre la fin du printemps et septembre 1962, 900 000 Français quittent l’Algérie, en situation de chaos et, dans un mouvement de désespoir. « La valise ou le cercueil » ce slogan des nationalistes algériens qui circule, active la peur et l’abandon ressenti par la population Pieds noirs. Ne sentant plus leur sécurité assurée, ils se lancent dans un exode massif et soudain, coincés entre les attentats de l’O.A.S. et les enlèvements pratiqués par le F.L.N. (2 200 disparus et jamais retrouvés après le 19 mars 1962).
Le gouvernement français avait estimé à 200 000 à 300 000 le nombre de rapatriés « temporaires » en France ; la France pensait naïvement que les accords d’Evian allaient être respectés ; aussi rien n’est prévu pour leur arrivée. Nombreux sont ceux qui vont dormir dans les rues de France métropolitaine où la majorité n’avait jamais mis les pieds et n’avait pas de famille et encore moins de soutien. De l’autre côté de la Méditerranée, des milliers de réfugiés campent durant des semaines sur les quais des ports, la peur au ventre, en attendant une place sur un bateau vers la France.
Certains Pieds noirs vont détruire leurs biens avant d’embarquer, mais la plupart vont laisser intacts leurs patrimoines, leurs cimetières…Ils espèrent que les promesses du gouvernement français vont être tenues et qu’ils reviendront une fois le calme revenu. Mais dès le mois de juin, les ultras du F.L.N. dénoncent les accords d’Evian ; le sort est jeté. En septembre 1962, Oran, Bône, Sidi-bel-Abbès, sont laissés à l’abandon. Toutes les administrations, police, écoles, justice, commerces, s’arrêtent en trois mois.
Les Pieds noirs se sont donc massivement réfugiés en France. Les « rapatriés d’Algérie » proviennent en fait des trois communautés ; européenne et chrétienne, juive séfarade et musulmane. Ces derniers sont des harkis (supplétifs de l’armée française), des moghaznis (supplétifs des S.A.S., Section administrative spécialisée) et des goumiers (supplétifs des G.M.S., Groupe mobile de sécurité). Une minorité est allée en Espagne, principalement dans la région d’Alicante. D’autres sont partis pour le Canada ou en Argentine. Quelques uns, juifs, trouvent refuge en Israël. En comptant les rapatriés des autres pays du Maghreb, on arrive à un total de 1,5 million de personnes, soit 3% de la population française.
Au milieu de ce drame humain, les descendants de Franz vont se tracer un nouveau chemin, un nouveau défi à la vie des hommes sur cette terre rendue ingrate par les hommes eux-mêmes. Dans cette tourmente, l’année 1962 sera celle de l’exode, du déracinement, de l’horreur.
Le 19 mars 1962, à midi, prend officiellement effet le cessez-le-feu qui met fin à huit ans de guerre. Un double référendum va conforter cette décision, le 8 avril, les Français de métropole approuvent à plus de 90% le choix du général de Gaulle. Le 1ier juillet, les Algériens se prononcent massivement pour l’indépendance, officiellement proclamée le 3 juillet 1962. Pourtant, le cessez-le-feu est loin d’un retour au calme. Les massacres de Pieds noirs et de Harkis redoublent par les représailles du F.L.N. Ensuite, la lutte entre factions du F.L.N. pour le pouvoir, fait couler beaucoup de sang algérien. L’O.A.S. multiplie les attentats aveugles contre Français et Algériens ; elle est responsable d’environ 2 400 assassinats. Le 26 mars, des tirailleurs algériens de l’armée française tirent sur une foule de manifestants Pieds noirs qui protestent contre le bouclage de leur quartier ; plus de 50 morts. Mais l’épisode, sans doute le plus dramatique de toute la guerre d’Algérie, a lieu à Oran. Ville de 400 000 habitants est la seule à majorité européenne, population en augmentation depuis quelques semaines par ceux, fuyant le « bled », trop dangereux. Nous sommes le 5 juillet 1962, depuis tôt le matin, une foule arrive des quartiers arabes et se dirige vers les quartiers européens. Officiellement c’est un défilé pacifique, néanmoins, de nombreux manifestants sont armés. Vers 11h00, un coup de feu retentit sur la Place d’Armes. C’est sans doute un signal convenu pour déclencher une émeute ; « L’O.A.S…C’est l’O.A.S… » C’est le début d’une chasse à l’Européen qui commence ; un carnage méthodique, rues par rues, immeubles par immeubles. Les Européens sont égorgés, massacrés avec une cruauté indescriptible. Corps démembrés, yeux arrachés, corps pendus aux crocs des boucheries. On en trouve partout…avec la chaleur du mois de juillet, la puanteur est insoutenable. Le général Katz, qui commande les 18 000 hommes de la garnison d’Oran, téléphone au général de Gaulle pour l’informer de la situation dramatique et de l’ampleur du massacre, « ne bougez pas ! » c’est la réponse de Paris, les soldats restent dans les casernes. La tuerie va durer près de six heures. On ne saura jamais le nombre exact des victimes de cette horrible journée ; sans doute 2 000 à 2 200 personnes ont perdu la vie ce jour-là.
Ce jour-là, Paul, Françoise et leurs enfants Béatrice et Michel sont parmi les victimes, disparus, effacés du monde des vivants et personne ne sait vraiment comment. Roland a bien téléphoné de Tiaret a plusieurs reprises ; le dernier contact remonte au 3 juillet et tout allait bien aux dires de Paul. Depuis, plus rien. Les tentatives de communications vers des amis ou des connaissances à Oran, ont été vaines ; ou bien une sonnerie « occupé » ou bien un correspondant inconnu qui répond en arabe ce qui inquiète beaucoup ceux qui sont à Tiaret. Des années plus tard, le monde saura ce qui c’est passé le 5 juillet 1962 à Oran, mais personne n’a jamais pu renseigner la famille Rheinhardt sur les conditions de la disparition des leurs. Les derniers qui les ont vus vivants, ce sont Charles et Mathilde, lorsqu’ils ont embarqué avec Marguerite à Oran à destination de Marseille. C’était au mois de juin, ils avaient attendu une semaine entière sur le quai avant de trouver une place sur un navire. Paul venait régulièrement avec de la nourriture et des boissons. Ne voulant pas partir, il pensait qu’il était important de garder l’étude et les documents afin que le jour où le calme serait revenu, il existerait des traces administratives des affaires et des biens des Français d’Algérie.
Charles, sa femme Mathilde et sa sœur Marguerite se sont donc retrouvés au port de Marseille où Jacques devait les récupérer. Après trois jours de formalités et de contrôles administratifs, ils ont enfin franchi l’enceinte gardée par la gendarmerie, et Jacques, avec une camionnette de son domaine champenois, les a transportés vers la terre d’accueil avec leurs maigres bagages, où Joséphine a préparé un logement pour les recevoir dignement.
A Tiaret, Roland a longtemps hésité avant de se décider à partir. Il ne reste plus grand monde dans le bled et Tiaret se vide de ses habitants européens. Ce domaine dans lequel toute la famille a tant travaillé…il faut quitter tout cela. La peur sans doute de représailles a fait fuir la plupart des ouvriers, Nourdine, le contremaître est resté avec sa famille. Très respecté par les autres, il a assuré la protection de son patron, aussi, Roland lui confie le domaine et les toutes les clés de la maison et des ateliers. Peut être qu’un jour…Alors, il charge sa puissante Renault, une Frégate Prairie, avec quelques valises et quelques souvenirs particuliers de la famille. Les enfants vont et viennent, indécis sur le choix des objets auxquels ils tiennent.
– Doucement les enfants, pas plus de trente kilos par personne…alors…
– Qu’allons-nous devenir ? Mon Dieu …J’ai peur…
– Mais non Claudine, la route est longue jusqu’à Alger, mais l’armée a sécurisé l’itinéraire.
En effet, l’itinéraire est imposé et sous le contrôle de l’armée. Il faut en outre se déplacer en convoi et de jour uniquement.
Le petit Lucien, fouille toujours dans les armoires à la recherche de quelque chose. Il ne sait pas quoi, mais il fouille. Derrière une pile de linge il découvre un vieux carnet, un de ces carnets d’autrefois avec une grosse couverture en carton et une bande de tissu élastique pour tenir les pages. La couverture est râpée, usée, d’une couleur indéfinie ; la curiosité le pousse à déplier le carnet. Sur la première page, un nom écrit au crayon de papier : Franz Rheinhardt, et en dessous ; mon journal.
– Papa ! Papa ! Regarde ce que j’ai trouvé.
– …mais c’est le carnet de pépé !…
Roland ouvre la première page et lit à haute voix :
Marseille le 12 septembre 1871. Port de La Joliette 9 heures du matin. Embarquement sur le Province d’Oran à destination d’Alger.
C’est incroyable, je pensais que le carnet était perdu depuis longtemps. Mon père m’en avait parlé, et je l’avais vu un jour. En feuilletant rapidement les pages, il découvre un nom ; Sarreguemines. Il s’exclame alors…
– C’est là que nous allons ; là ou le pépé est né.
Le regroupement se fait à Mascara ; de petits convois arrivent de partout. En 40, au moment de l’exode, les routes françaises devaient ressembler à ça. Deux jours plus tard, les voici sur le port d’Alger. Les gens sont parqués sur les quais. A l’entrée du port, des centaines de voitures abandonnées, pêle-mêle sur le bitume ; il y en a de toutes les marques, de toutes les couleurs. Un peu plus loin, des bagages à l’abandon, des poussettes d’enfants, des vélos, quelques motos…Il faut attendre pour embarquer, posséder un billet de transport qu’il faut se procurer dans les bureaux du port. Attendre, attendre…plusieurs jours. Ceux qui ont déjà un billet de transport, sésame vers la sécurité et la France, s’entassent sur les paquebots civils ou les bâtiments militaires qui aussitôt pleins, prennent le large. Des pleurs, des cris, de plus en plus étouffés au fur et à mesure que les bateaux s’éloignent. Puis les gestes d’adieux des passagers qui, tels des pantins désarticulés, continuent de s’agiter au loin alors que plus personne ne les voit. Après trois jours d’attente, Roland obtient enfin ses billets de transport. C’est à destination de Port-Vendres sur le « Ville de Tunis ».
Impossible de ressortir du port pour téléphoner à Jacques, aucun moyen de correspondre avant l’arrivée à Port-Vendres. Roland se démène comme un fou, mais rien n’y fait. Attendre, encore attendre.
Le 4 août 1962, les derniers membres de la famille Rheinhardt arrivent en métropole. Il fait très chaud, comme en Algérie, les collines et la végétation se ressemblent beaucoup des deux côtés de la Méditerranée ; le choc est donc moins rude. Sur le petit port, la Croix Rouge distribue boissons et sandwichs. Des tentes de l’armée ont été montées et servent de bureaux d’enregistrement pour les nouveaux arrivants. Deux nouvelles journées se passent avant que Jacques n’apparaisse enfin. En route vers la Champagne, la famille, et enfin le calme.
Ce qui surprend Roland et sa famille, c’est le trafic intense sur les routes du Sud. Jacques fournit l’explication.
– Nous sommes au mois d’août, c’est les vacances, les congés payés et les gens du Nord se déplacent vers le Sud pour chercher le soleil.
– Si je comprends bien, les Métropolitains se fichent complètement des évènements qui se passent en Algérie…Vive les vacances !
– C’est à peu près ça.
Courte conversation suivie d’un très long silence.
Les retrouvailles de la famille provoquent des pleurs, des cris de joie. Tout le monde s’enlace, s’embrasse, et Joséphine est heureuse d’avoir sa famille auprès d’elle. Il manque Paul, Françoise et les petits…
Pour fêter l’évènement, la famille de Jacques est au grand complet et l’accueil est chaleureux et sincère. Un caviste arrive avec une énorme bouteille de champagne, un « mathusalem » soit 6 litres de nectar pétillant et les verres s’entrechoquent en signe de bienvenue avant de se vider avec délice. Dans les mois à venir, Roland et les siens auront l’occasion de faire les vendanges et d’apprendre un peu plus sur les secrets du champagne.
Il est près de 19 heures, le train entre en gare de Sarreguemines. C’est une machine à vapeur avec de vieux wagons de 3ème classe, banquettes en bois et fenêtres à glissières avec une large courroie en tissu renforcé, une plate-forme à l’arrière des wagons, comme dans les films de westerns. Omnibus depuis la gare de Béning, petite gare sur la ligne de Metz à Sarrebruck, le train déverse sa cargaison d’ouvriers, gare après gare, laissant quelques kilos de suie, crachée par la locomotive, sur son passage et sur les mains des voyageurs. Car tout ce que l’on touche, laisse une empreinte noire sur les doigts, et gare à celui qui se frotte les yeux, il est maquillé pour le restant de la journée. En ce mois de décembre, la nuit est déjà tombée sur la ville, la famille Rheinhardt se retrouve sur le quai de la gare de Sarreguemines, ville où ils vont tenter de vivre une nouvelle vie.
Un couple doit les accueillir et les guider pour leurs premiers pas dans cette nouvelle ville. Ils sont là depuis trois mois et font partie du Comité d’entraide créé par les Pieds noirs eux-mêmes. Lors de l’arrivée des premiers rapatriés d’Algérie, l’accueil avait été administrativement correct mais assez glacial. La municipalité avait appliqué les directives préfectorales, sans plus, aussi, l’expérience des premiers va servir à ceux qui vont suivre. Heureux d’être enfin arrivés après un périple par voie ferrée avec trois changements et pleins de bagages à transborder d’un train à l’autre. Le flot d’ouvriers a disparu en un instant, les voici seuls sur le quai, serré les uns contre les autres, les valises disposées autour d’eux comme un rempart pour les protéger d’une éventuelle agression. Un couple s’avance vers eux…
– Alors ! C’est vous qui v’nez de Tiaret ? (prononcer Tiarette) Les pôvres…La fatigue se voit sur leurs têtes. Bâ, bâ, bâ !
– Famille Rheinhardt…
– Nous, c’est les Martinez, de Mostaganem…Venez ! Le courant d’air sur le quai ; c’est la mort ga…ran…tie. Tués par un courant d’air après tout ce que nous avons vécu, nous autres. Si c’n’est pas malheureux…ça.
Retrouver des gens du « pays », avec cet accent qui leur est familier, rassure les nouveaux arrivants. Le groupe traverse le hall de gare presque vide et débouche sur une grande place. Les Martinez ont une 403 familiale qui est garée juste en face de la sortie.
– Va falloir faire deux voyages ; la maman et les petits…les pôvres !…avec quelques bagages. Au deuxième voyage, le père et le reste des valises.
Roland reste là, seul dans le froid de ce mois de décembre. La nuit a depuis un moment déjà enveloppé la ville, il grelotte mais ne sait pas si c’est l’inquiétude ou le froid d’un hiver qui s’annonce très rude. Il entre dans le bistro qui fait l’angle de la rue et demande un café. A travers la vitre, il aperçoit la gare, monument de l’architecture allemande, lourde, massive. Les taxis tournent à allure régulière, quelques passants, bien enveloppés sous d’épais lainages, s’en vont d’un pas rapide, sans doute vers la chaleur de leur foyer. Le père Martinez se dirige vers l’autre bout de la ville, rue du Lembach, où la mairie a prévu quelques logements H.L.M. pour les rapatriés. Logements vides mais chauffés ; les Martinez ont installé quelques matelas parterre pour la première nuit. Depuis leur départ d’Algérie, ce n’est pas la première fois qu’ils dorment à même le sol, sauf chez l’oncle Jacques où ils ont vécu quelques temps dans la bâtisse des vendangeurs. Ils ont d’ailleurs vendangé pour le domaine de la famille de Jacques et la tante Joséphine a fait en sorte qu’ils ne manquent de rien. Malheureusement, la grande tante Marguerite, 74 ans, est décédée a peine deux mois après avoir quitté Tiaret pour la France métropolitaine ; elle est morte de chagrin et n’a pas supporté la disparition de Paul et de sa petite famille à Oran. Ni d’abandonner le pays de son enfance, c’était trop pour elle et elle s’est laissée mourir. Le premier enterrement, la première tombe en France de la famille Rheinhardt, signe d’un nouveau cycle qui débute.
Pour la première fois depuis la guerre, la Seconde guerre mondiale bien sûr, c’est une famille éclatée qui voit venir Noël en cette année 1962. Habituellement, c’était le jour du grand rassemblement familial, sauf durant les deux guerres mondiales où les hommes étaient aux armées. Franz et Carmen sont morts depuis longtemps, leur fille Marguerite et son mari Joseph également. Des enfants de ces derniers, il ne reste que Joséphine, l’épouse de Jacques, l’officier en retraite. Paul, le frère de Joséphine, a disparu dans la tourmente, à Oran, avec toute sa famille ; Françoise sa femme, Béatrice et Michel, leurs deux enfants. Il reste Charles, le dernier fils de Franz, et sa femme Mathilde, réfugiés en Champagne, des deux enfants, Antoine a été tué en Indochine et Roland, sa femme Claudine et leurs enfants, Fernand et Lucien, viennent d’arriver à Sarreguemines. Le bilan est lourd pour les trois générations, quatre sont morts de mort naturelle, cinq pour faits de guerre. Huit survivants vont donc continuer la saga familiale sous d’autres cieux. Ils vont apporter quelques nouveautés dans les habitudes des Français métropolitains, sur les habitudes de consommations surtout. Claudine se rappellera longtemps de la tête de l’épicier quand elle lui a demandé de l’harissa et de la semoule pour couscous, « grains moyens ». Pas un boucher de Sarreguemines ne connaissait l’existence de la merguez, seuls ceux qui avaient « fait » l’Algérie avaient savouré au moins une fois le fameux « méchoui ». Fèves, pois chiches, semoule, harissa, confiture de figues…les épiciers découvraient une nouvelle clientèle mais aussi une nouvelle façon de faire la cuisine. Il fallait donc mettre en rayons des nouveaux produits dont en ignorait tout.
A l’école, les enfants se sont très rapidement adaptés. Si les uns s’amusaient à parler en platt, patois lorrain très local, les nouveaux arrivants chantaient dans une langue très imagée avec des expressions dignes de Pagnol. Sans le savoir, les Pieds noirs ont « obligés » les Sarregueminois à s’exprimer en français pour pouvoir correspondre avec eux. Le langage s’est enrichi de mots nouveaux, épiciers, bouchers, restaurateurs ont innové pour satisfaire cette nouvelle population et par contre coup, les habitudes de tous ont changé. Les Pieds noirs ont apprécié la choucroute et les Sarregueminois se sont mis à manger des merguez.
Le « Lafayette » a arraché 2 500 Français d’Algérie à la furie sanguinaire des nouveaux maîtres d’Oran (10 juillet 1962)
… j’ai quitté mon pays, j’ai quitté mes amis…
Les valises sur le pont, avec l’amère sensation d’un abandon.
L’arrivée en métropole…Contrôle de police…
…et l’accueil « chaleureux » de Gaston Defferre, maire de Marseille.
Postface :
1871- 1962, soit 91 années ; ce n’est rien pour un pays comme le nôtre. N’empêche que durant cette courte période, la France fut engagée dans 8 conflits majeurs sur 3 continents. Mon grand regret c’est la perte de mémoire volontaire et entretenue par l’Etat, alors que ce même Etat parle de citoyenneté, de Nation, de valeurs de la République, d’identité nationale. Dans ces conditions, ce ne sont que des mots qui n’interpellent personne. Comment voulez-vous vous servir des leçons du passé si vous les ignorez ?
Voici donc une tranche de l’Histoire de France riche en évènements, qu’une famille, plusieurs fois déracinée, a traversé sur à peine quatre générations. L’Histoire scolaire, trop succincte, ne peut transmettre ce passé aux générations suivantes. D’abord par manque de volonté de nos responsables politiques, par manque de convictions de l’Education nationale et surtout par manque de vérité, de secrets défense, de secrets d’Etats, de secrets industriels, de secrets…secrets, pour laisser le peuple dans l’ignorance et le doute, ce qui génère des contres vérités.
Jacky HEIM
Taroudant (Maroc) le 6 janvier 2010