LES CORSAIRES OUBLIÉS DE L’HISTOIRE

Dans les histoires de corsaires et des hauts faits d’armes en mer, on ne parle que des « célèbres ». Pourtant, d’autres justifieraient tout autant d’être sur le devant de la scène et mériteraient d’être connus du grand public.

Dans un article précédent, j’ai raconté l’histoire d’Antoine Fuët et de ses exploits. C’est pourtant une histoire extraordinaire, hors du commun. Ses exploits étaient si nombreux qu’il reçut la Légion d’Honneur par Napoléon 1er, le même jour que Surcouf. Le gros problème, ces exploits se déroulaient dans la mer des Caraïbes et son port d’attache était en Guadeloupe. Il fallait plusieurs semaines, forcer le blocus, pour faire parvenir une nouvelle de victoire en France métropolitaine. Alors que d’autres, se battant contre des Anglais près des côtes européennes, n’avaient aucun mal à faire connaître batailles et prises de guerres.

Avec les traités de paix entres européens, les « courses » disparaissent. De nos jours, il reste bien quelques endroits au monde où des marins sans scrupules attaquent des navires sans armes pour les rançonner, environ 300 actes de piraterie chaque année. Ce sont des pirates et non des corsaires. Au temps du Roi Soleil et jusqu’au 19ème siècle, les barbaresques écumaient la Méditerranée pour capturer des chrétiens qu’ils libéraient en échange de rançon. Rien de très glorieux à cela. Mais parlons un peu de la vie de ces marins corsaires.

Une vie d’aventures, de combats, de maladies, de naufrage et de captivité. Ces hommes étaient souvent recrutés dans les tavernes où les capitaines venaient chercher les mille métiers de la mer. Charpentiers, maîtres voilier, chaudronniers, forgerons, goudronneurs, cordiers… Tous ces mauvais sujets que les braves terriens réfutaient.

Lettre de marque pour Robert Surcouf

 

À bord, durant de longues semaines, la nourriture était mauvaise. Poissons trop salés conservés dans de l’huile, de la farine avec charançons, des soupes à vous trouer le cuir des chaussures, des haricots qui ressemblent à des éclats de bois, des biscuits rongés par les vers. Parfois, des animaux vivants, sur le pont, vaches et cochons, dont les excréments étaient une source de maladie. Scorbut, typhus, variole, au mieux, gencives pourries. Autres réjouissance à bord, les sanctions pour indiscipline. Coups de corde à nœuds, dit le « chat à neuf queues », en passant entre deux rangées de matelots, ou le supplice de la cale, ligoté, le condamné était jeté à la mer et tiré d’un bord à l’autre sous le navire. Et puis, en cas de capture par les Anglais, l’horreur des pontons. C’étaient des bateaux-prisons à quai ou échoués dans la vase. Des mois durant, été comme hiver, dans l’obscurité d’un entrepont et dans l’humidité. Une nourriture que même un chien n’ingurgiterait pas. Et puis, les blessures au combat. Le chirurgien de bord avait des moyens limités et les amputations étaient faites par le menuisier du navire.

Les pontons anglais à Plymouth

Ces marins qui meurent sans sépulture, sans date connue de naissance ou de décès, sans cause, sans avoir fait fortune. Bien souvent on connaissait leur surnom, leur nom était perdu des mémoires. Nombreux sont morts sans laisser de traces.

Oh ! Combien de marins, combien de capitaines

Qui sont partis joyeux pour des courses lointaines

Dans ce morne horizon se sont évanouis ?

Combien ont disparu, dure et triste fortune ?

Dans une mer sans fond, par une nuit sans lune,

Sous l’aveugle océan à jamais enfouie ?

                                                                                    Victor Hugo

 

 

Avant de parler de nos héros oubliés, quelques petites précisions. La lettre de marque (ou de course) la plus ancienne connue date du 25 mai 1206. Elle a été attribuée à Eustache Le Moine, elle lui assurait l’impunité pour les faits de guerre contre les ennemis du roi d’Angleterre. Guillaume Le Breton s’exprimait dans un texte d’avant l’an 1226, en latin bien sûr, « Septuguita rates quibus est cursoria nomen quas pelagi struxit Richardus et amnis ad usum ». Le terme corsaire existait donc déjà pour désigner les navires. (Jean Merrien « Histoire des corsaires »).

Quant au pavillon noir, dit « Jolly Roger », la première trace dans un texte remonte à l’an 1700. C’est un dénommé Emmanuel Wynne qui l’aurait hissé pour la première fois lors d’un combat maritime.

Les corsaires français étaient principalement originaires des villes portuaires comme Nantes, Quimper, Saint-Malo, Dunkerque, Boulogne ou Biarritz. Nous allons maintenant à la découverte de certains de ces capitaines que l’Histoire a oubliés.

Jean Vié : né le 28 avril 1677 à Nantes. À 15 ans, il assiste à la bataille de la Hougue (1692). A servi plusieurs années avec les corsaires de Saint-Malo, puis, en 1709, il revient à Nantes. Avec le « Lusançay », navire de 200 tonneaux, 24 canons et 200 hommes d’équipage, il fait trois campagnes en mer et fait 45 prises ennemies. Pas un jour ne se passe sans qu’il fasse parler de lui dans la zone de Jersey. Sa renommée est telle que la République de Venise fait appel à lui. Dans un combat contre les Turcs, un boulet lui ôte la vie le 16 juin 1717.

Jacques Cassard : né le 30 septembre 1679 à Nantes. Orphelin très jeune d’un père capitaine de navire, il fait son apprentissage de marin sur plusieurs navires nantais. Puis, il prend du service sur un corsaire à Saint-Malo. Son audace le met rapidement en avant. Après une expédition sur Carthagène d’Amérique en 1697, les Nantais se cotisent pour armer un navire corsaire dont il lui offre le commandement. Louis XIV, informé des exploits de Cassard, le nomme lieutenant de frégate. En 1708, notre vaillant corsaire rencontre à l’entrée de la Manche, une flotte anglaise de 15 bâtiments marchands, escortés par un vaisseau de haut bord. Le combat s’engage. L’Anglais touché, mal en point, prend la fuite et Cassard ramène 5 bâtiments à Saint-Malo. Ses avaries réparées, il reprend la mer et capture 8 autres navires.

En 1709, il est chargé de convoyer une flotte de 26 navires chargés de blé du Levant. Il accepte de protéger en même temps 25 autres navires marseillais. Les deux flottes arrivent à Marseille après que Cassard a livré bataille à 15 navires anglais avec ses 2 vaisseaux. De mauvaise foi, les Marseillais ne veulent pas payer Cassard, qui engage un procès devant le Parlement d’Aix. Il continue ses exploits en Afrique et aux Antilles où il amasse un énorme butin qu’il partage avec le Roi et ses équipages.

De retour, malgré l’amiral qui commande la flotte, il fonce sur les Anglais et leur enlève 2 vaisseaux. Puis, la paix est signée. Notre corsaire est au repos forcé. Il reprend son procès contre les Marseillais, en vain. Il est ruiné. Aigri, il s’en prend au cardinal de Fleury qui, vexé, émet une lettre de cachet et le fait enfermer au fort de Ham. C’est là qu’il va mourir en 1740.

Dugay-Trouin disait de lui : « Cet homme est le plus grand homme de mer que la France ait aujourd’hui ».

Joseph Pradère-Niquet : né le 3 août 1774 à Saint-Pierre de Miquelon. Son père, propriétaire d’une pêcherie-sécherie est expulsé par les Anglais au cours du « grand dérangement ». La famille rallie La Rochelle.

En 1801, il est capitaine du navire Le Renard. En 1806, il commande Le Spéculateur et capture 2 bâtiments anglais. En 1808, il en capture 3 et en 1809, il est victorieux de 2 autres navires anglais. En 1810, avec La Junon, il arraisonne Le Trial, puis 4 bricks anglais. Il termine l’année en prenant d’abordage un trois-mâts ennemi. Puis, il prend le commandement de La Miquelonnaise, construite spécialement pour lui. Un trois-mâts de 200 tonneaux, 16 canons et 154 hommes d’équipage. Rapidement il eut raison de 3 bâtiments anglais et il en coule un quatrième.

L’amirauté britannique décide alors de faire cesser cette succession de prises et donne la chasse  à Pradère-Niquet avec 3 frégates armées de 60 canons. Après 10 jours de chasse, notre corsaire est repéré. Il ne peut rien faire d’autre que de ramener son pavillon, le 27 janvier 1814, il est fait prisonnier. Ses armateurs le feront rapatrier en France en payant une lourde rançon.

La guerre de course étant terminée, il commandera des navires de commerce. Il meurt le 23 décembre 1825 d’une mauvaise fièvre contractée en Sierra-Léone. On peut estimer que durant ses campagnes guerrières, Joseph Pradère-Niquet a pris 350 pièces de canons et 30 navires anglais.

François Thomas Le Même : né le 13 janvier 1764 à Saint-Malo. Après des études pour devenir marin, il s’enrôle à 14 ans sur un navire marchand en partance pour l’Amérique du Nord. Après le début de la guerre de l’indépendance américaine, il rentre à Brest. Il s’engage alors sur un corsaire, le « Prince de Montbarrey » qui, après de nombreuses prises, fut lui-même capturé le 28 juin 1779. Prisonnier, puis échangé l’année suivante, il sert sur plusieurs navires et apprend que la guerre est terminée. Le Même navigue alors sur des navires marchands et accède au grade de capitaine le 5 janvier 1790, année où il prend le commandement de la « Liberté » à destination des Indes.

Le 3 septembre 1791, il arrive à l’île Maurice, puis à Pondichéry et au Bengale, puis retour à Port-Louis. Il prend le commandement du brick l’ « Hirondelle », 130 tonneaux, et croise au large de Java et de Sumatra. Retour à l’île Maurice en mars 1793. Dès le début des guerres de la Révolution française, Le Même convertit l’ « Hirondelle » en navire corsaire avec 12 canons de 14 livres et un équipage de 110 hommes. Il part en chasse contre le commerce hollandais. Première victoire le 16 août 1793, il capture un brick après abordage. Quelques jours plus tard, le 25 août, c’est l’abordage victorieux d’un navire de 40 canons. L’ « Hirondelle » retourne alors à Port-Louis avec ses prises.

Il vise plus grand et obtient le commandement du « Ville de Bordeaux », 32 canons et 200 hommes d’équipage. Il vogue vers Padang mi-décembre 1793 et prend victorieusement d’assaut la forteresse de ce poste de commerce hollandais. Ensuite, il patrouille dans le détroit de Sunda, mais une épidémie à bord l’oblige à retourner à l’île Maurice.

Le 12 février 1794, le « Ville de Bordeaux » rencontre un bâtiment portugais qui va du Bengale à Lisbonne, et le capture. Pour toutes ses prises, il perçoit la somme de 1 100 000 livres tournois. Le Même commandera ensuite l’ « Amphitrite », vieux navire qui va couler dans la baie de Bombetoka, puis 2 autres navires corsaires, l’ « Unie » et le « Clarisse ». Il a 30 ans et songe à une vie plus paisible. Le Même se lance dans les affaires et il va perdre toute sa fortune. En 1803, avec la guerre de la Troisième coalition, Le Même reprend la course et le commandement de la « Fortune », un corsaire trois-mâts de 360 tonneaux. Après une course de six mois, il revient à l’île Maurice avec 8 prises. Le 20 août 1804, la « Fortune » prend position dans le golfe persique où il capture un brick de 16 canons qui transportait également 50 000 piastres pour le gouvernement britannique. Il gagnera aussi une douzaine de petites prises.

Le 7 novembre 1804 se déroule l’affrontement entre la « Fortune » et la frégate anglaise « HMS Concorde ». Ce bâtiment puissant a été spécialement envoyé sur cette zone pour intercepter Le Même et son navire corsaire. Plusieurs heures de courses, puis un combat farouche s’engage. Notre corsaire se bat vaillamment mais doit baisser pavillon. Prisonnier, il sera envoyé en Angleterre à bord du « Walterstow ». Il y tombera malade et mourra à bord le 30 mars 1805.

 

 

Voici donc quelques exemples de capitaines corsaires qui ont servi la France des rois Louis, la Révolution française puis la République. Sur les mers et les océans du globe, ils ont infligé des pertes sévères à nos ennemis de l’époque et on peut dire, comme W. Churchill en parlant des pilotes de la RAF : « Jamais, dans l’histoire des conflits humains, une dette n’aura-t-elle été si grande à l’endroit d’un si petit nombre ».