LES BERBÈRES

LE PEUPLE AMAZIGH (LES IMAZIGHEN)

Une découverte pour moi, grâce à un chercheur, un homme d’une très grande culture, quelqu’un d’extraordinaire : M. Mohamed CHAFIK. Historien, ministre, conférencier, auteur du fameux Dictionnaire amazigh-arabe en trois volumes, des ouvrages Aperçu de trente-trois siècles d’histoire des Berbères, Ce que le muezzin a dit, etc… Les lignes qui vont suivre sont un condensé d’une de ses nombreuses conférences sur le sujet, ce qui nous permettra de mieux comprendre l’identité plurielle du Maroc.

« Les Berbères, Mesdames et Messieurs, ne se sont jamais désignés eux-mêmes par ce nom. Jusqu’au début du XIX° siècle, les Européens en général utilisaient, pour parler de l’Afrique du Nord, le vocable Barbaria, hérité de l’Église catholique dont on connaît le conservatisme langagier. En français, la forme Berbère avait déjà commencé à se substituer à la forme Barbare vers la fin du XVII° siècle, sous l’influence de l’arabe nord-africain. En cette dernière langue on prononçait en effet Bräber. C’est de là aussi que semble venir la forme Berbero commune à l’espagnol et à l’italien. Mais que s’est-il passé pour que, de tous les peuples anciens, du nord et du sud du Bassin méditerranéen, seuls les Nord-Africains ont continué à être, en quelque sorte, considérés comme barbares ? Il s’est passé qu’au VII° siècle de l’ère chrétienne, les envahisseurs arabes de ce qu’on nomme actuellement le Maghreb, ont emprunté le terme Barbarus aux Byzantins, lesquels Byzantins nous regardaient comme étant leurs ennemis du double point de vue politique et religieux. Aucun Berbère n’a jamais senti vivre en lui la moindre once de barbarie, puisque chacun de nous s’est toujours vu comme étant un Amazigh, c’est-à-dire, étymologiquement, un homme libre et noble à la fois. Ensemble, nous sommes des Imazighen. Notre langue est le tamazight…

… On ne peut que reconnaître la douloureuse réalité du fractionnement géographique du monde amazigh. La principale cause de ce fractionnement est d’ordre historique. L’islam a entraîné l’arabisation  de pans entiers de la société berbère. Ce fractionnement est dû ensuite au fait que le colonialisme français a tracé au cordeau la plupart des frontières des États africains riverains du Sahara, sans le moindre égard pour les différences ethniques.

Que se soit au Maroc, en Algérie, en Mauritanie, au Mali et, à une moindre échelle, en Libye, au Niger et en Tunisie, c’est grâce au berbère que les toponymistes procèdent au décryptage étymologique de la majorité des noms de lieux, de région, de fleuves, de montagnes et de beaucoup de villes. Fès, Meknès, Marrakech, Agadir, Tanger, Oujda, Oran, Tlemcen, Tizi-Ouzou, Tunis, Nouakchott, Tombouctou, etc sont des noms berbères. Cette vaste contrée où prédomine jusqu’à nos jours, la marque toponymique amazigh, a reçu des anciens Grecs un nom : celui de « Libye » prononcé « liboué », lequel nom a été employé pour la première fois au IX° siècle av. JC par le grand poète Homère, pour désigner le « pays allant de l’Égypte à l’Océan »… C’est donc depuis la plus haute antiquité que les Grecs ont nommé « Libyens » l’ensemble des Imazighen. Plus tard, ils donneront le nom de Nomadia (Numidia, en latin) à la partie centrale de la Libyé, et le nom de Maurousia (Mauritania en latin) à la partie la plus occidentale, faisant allusion au fait que c’est elle qui voit se coucher le soleil et naître l’obscurité. Quand au nom Africa, il dérive du mot amazigh « afri, ifri » sous lequel était connu l’habitat de populations troglodytes de l’ancienne Tunisie.

Ce sont les Romains qui ont utilisé « Africa » pour nommer, au départ, la partie de la Numidie se trouvant dans la mouvance de Carthage. Le mot fera fortune par la suite, puisqu’il finira par devenir le nom de tout un continent…

Après des frictions, ou même de courtes guerres dues au fait que les colons hellènes sont venus s’installer sur les côtes libyques, face à la Grèce, au IX° siècle av. JC, il semble bien qu’un modus vivendi ait été assez vite trouvé entre les nouveaux venus et leurs hôtes berbères… Et c’est ainsi que nous apprenons, au passage, que les anciens Berbères étaient plutôt blonds… L’historien Hérodote (484-425 av. JC) les considérait comme le peuple du monde qui « jouit du meilleur état de santé », « le costume et l’égide qu’on voit en Grèce aux statues d’Athéna, ajoute-t-il, sont inspirés des vêtements des Libyennes. Atteler à quatre chevaux est encore un usage passé par les Libyens à la Grèce »…

 Il est difficile, par contre, de déterminer de façon précise les périodes antiques où Berbères et Juifs ont commencé à cohabiter et à s’influencer les uns les autres. Traitant le sujet, S. Gsell a écrit ceci : « Nous devons mentionner encore d’autres étrangers, dont l’établissement en Berbérie n’a pas été la conséquence d’une conquête… Ils (les Juifs) étaient déjà assez nombreux à l’époque romaine et il est à croire que la plupart d’entre eux étaient de véritable Hébreux ». H. Zafrani, lui, nous informe que le « judaïsme maghrébin (le judaïsme historique s’entend)… est aussi le produit du terroir maghrébin où il est né, où il s’est fécondé, et où il a vécu durant près de deux millénaires, cultivant avec l’environnement, dans l’intimité du langage et l’analogie des structures mentales, une solidarité active, et une dose non négligeable de symbiotisme… ». C’est dire qu’au fil des siècles, la judéité s’est acclimatée en Afrique du Nord, sans dommage pour personne.

Trois géants dominent la pensée chrétienne de l’Afrique romaine : Tertullien, Cyprien et Augustin. Ces trois africains qui, avec leurs personnalités différentes, contribuèrent à l’établissement du dogme, sont à juste titre, considérés comme des Pères de l’Eglise. C’est Tertullien (155-225) qui fit du christianisme une arme de résistance contre l’occupation romaine, car tout chrétien qu’il était devenu, il avait gardé toutes les passions, toutes l’intransigeance, toute l’indiscipline du Berbère. Il défendit à ses coreligionnaires le service militaire et incita à la désertion. Saint Cyprien, lui, recherche et finit par trouver le martyre, quand à Saint Augustin (354-430), il ne me semble pas nécessaire de donner les détails de sa vie et de son œuvre, car, en principe, les Européens en tant que chrétiens, le connaissent mieux que quiconque. Je me permets néanmoins de rappeler qu’Augustin a été le produit des relations symbiotiques entre peuples méditerranéens, il était de mère romaine et de père amazigh.

Il serait fastidieux d’énumérer les centaines de penseurs, d’écrivains ou de savants amazigh qui ont contribué à la constitution du patrimoine culturel arabo-islamique. Ceci dit, il faut signaler que l’adhésion des Imazighen à la culture arabo-islamique n’a pas été des plus rapides, ni des plus spontanées. Ibn Khaldun nous dit que les Berbères ont apostasié une douzaine de fois, en quelques décennies. Les méthodes brutales de ceux qui leur proposaient la nouvelle foi, les ont dressés contre elle. Après s’être libérés de la tyrannie arabe, grâce à deux défaites cuisantes qu’ils ont infligées aux armées omeyyades en 741, ils ont essayé de trouver une parade culturelle à l’islamisation. Deux tentatives dans ce sens ont été entreprises, l’une par la fédération tribale des Berghwata, et l’autre par celle des Ghumara. Ce sont les premiers qui sont allés le plus loin dans leur entreprise : ils s’organisèrent en État, et se dotèrent d’une armée puissante. Quatre siècles plus tard, ce sont les Almohades, une autre fédération de tribus, qui enfin battirent les Berghwata et les firent totalement disparaître de la scène politique. Endoctrinés par un théologien du terroir, formé en Orient, les Almohades, eux, s’étaient assignés comme objectif de réaliser l’union de l’ensemble du peuple amazigh, mais sous la bannière d’un islam rigoriste. Ils y réussirent largement, et sans qu’ils l’aient vraiment cherché, ils ouvrirent la voie à une arabisation lente mais continue. Ils n’avaient pourtant pas hésité, à un moment de leur règne, à exiger que les muezzins et les imams fussent berbérophones. Après eux,  ce fut une autre fédération de tribus amazighes, les Mérinides, qui prit le pouvoir et pratiqua une politique d’arabisation intensive de l’enseignement. J’ajouterai simplement qu’à l’époque, l’irréductible opposition confessionnelle entre les deux rives, nord et sud, de la Méditerranée, engageait les hommes politiques et les gens d’Église des deux bords à toujours enchérir les uns sur les autres, dans les foires de l’intolérance et du fanatisme. Le monothéisme a-t-il vraiment été un facteur de paix ?

Au Moyen-Âge, les généalogistes arabes se sont convaincus, en des démonstrations acrobatiques, que les Imazighen étaient des leurs, et qu’ils avaient émigré au Maghreb en des temps reculés. Cette opinion continue à être la seule admise dans le monde arabe. Dès leur installation en Algérie, les Français à leur tour, arrivent à se persuader que les Numides, les Maures et autres Berbères, étaient d’origine gallo-romaine, celte, ou carrément nordique. Or, il semble bien que la génétique a maintenant tranché : le plus ancien berceau connaissable de la civilisation berbère, en l’état actuel de la science, a été le centre du désert saharien, à l’époque où il était bien arrosé et couvert de végétations.

Les Imazighen ne sont pas seulement les voisins des Égyptiens, ils sont leurs cousins ! Comment se fait-il, dirait-on, que les Égyptiens se sont si vite et totalement arabisés, alors que les Berbères s’accrochent encore à leur identité ? Au septième siècle, l’Égypte a cédé à l’invasion arabe en quelques mois. L’Afrique du Nord, elle, a résisté un siècle entier, de 640 à 741, puis a fini par réduire à néant la puissance militaire de l’envahisseur… Elle confirme le postulat que les Berbères se définissent d’abord par leur éternelle insoumission au pouvoir central, lorsqu’il vient d’ailleurs… L’art de la guerre développé par les Imazighen au cours des trois mille ans de leur histoire, est resté constamment identique à lui-même. Essentiellement défensif, il met en œuvre la principale qualité humaine que cultive une lutte incessante contre l’indigence de la terre nord-africaine : l’endurance.

De plus, les Imazighen ont eu deux alliés naturels : la montagne et, en arrière-plan, les zones semi-arides, et même le désert, qui leur permettaient d’avoir recours à des guerres d’usures, courtes, mais très efficaces à long terme.

Cette société berbère régie par des pouvoirs collectifs locaux ou régionaux, a secrété, à la longue, un humanisme de bon aloi, comme en témoigne les dispositions juridiques de l’azerf. En raison du fait qu’il est le produit de mille petits consensus ayant modifié les uns les autres à travers les siècles, et non celui d’un décret d’autocrate, à l’image du Code de Hammourabi, l’azerf, le droit coutumier amazigh, est en effet un droit humain, positif et évolutif. Des sanctions judiciaires, il bannit totalement les châtiments corporels, y compris la peine de mort. Quand il y a meurtre, l’assassin est condamné à l’exil. En deçà, les peines encourues sont toutes d’ordre économique : dommages et intérêts payés à la partie civile, amendes versées à la communauté. Seules des sanctions morales à caractère éducatif sont appliquées aux mineurs. Le statut de la femme bénéficie d’interprétations qui adoucissent certaines rigueurs de la chariâa, ou améliore son dispositif des compensations. C’est ainsi, par exemple, que l’indemnité accordée à une divorcée (tamazzalt) est calculée au prorata des années de mariage, et n’est pas laissée à la discrétion du juge. Ajoutons à ceci que le droit de la guerre intertribale interdit le rapt des femmes et des enfants. Par ailleurs, c’est avec horreur que tout Amazigh entend parler de cette pratique barbare qu’est l’excision des jeunes filles.

Ce patrimoine immatériel, qui est l’âme même de la berbérité, est toujours en stand-by, et ne demande qu’à être recyclé et réinvesti dans la vie moderne. Mais il attend que le support linguistique dont il est le produit soit libéré de l’impérialisme culturel dont il est victime ! Cet impérialisme s’exerçait à l’époque au nom du panarabisme, dont l’arabo-islamisme a désormais pris la relève. Pourvu que l’amazighité ne soit pas anathémisée par quelque fatwa du genre  « Hors de l’arabité, point d’islam ! ». Puissent nos coreligionnaires arabes comprendre que les non-arabes ont aussi le droit d’être fiers de ce qu’ils sont. Les Berbères veulent simplement être des Berbères, comme les Chinois sont des Chinois, les Japonais des Japonais, et les Arabes des Arabes. Ils veulent pour cela cultiver ce qu’ils ont de foncièrement spécifique : leur langue… C’est la volonté de défendre jusqu’au bout cet héritage, conjuguée à l’indignation par de grossières falsifications de l’histoire, qui explique la vigueur du sursaut identitaire berbère. En aucune manière, les Berbères ne se dressent contre les Arabes parce qu’ils sont arabes, mais ils se refusent à un enrôlement forcé dans une certaine arabité, celle de la jactance, de l’ostentation et des velléités hégémonistes. En aucune manière, les Berbères ne se dressent non plus contre l’islam en tant qu’islam : ils sont musulmans et se solidarisent avec le monde musulman, tant qu’il prône la justice, la tolérance, la modération et le respect de la dignité humaine.

Le christianisme aussi a connu sa période d’égarement : celle de l’ordalie, de l’autodafé, de l’inquisition et du bûcher. Et les guerres de religions ? Les guerres de religions inter-chrétiennes, les guerres de religions inter-musulmanes, et les guerres entre chrétiens et musulmans ! Des siècles de gâchis, de haines et d’horreurs ! Il n’est pire maladie pour un esprit humain que celle qui l’amène à croire qu’il est le seul détenteur de la vérité absolue… A tous les autres peuples méditerranéens, nos partenaires culturels de tous les temps historiques connus, nous offrons notre collaboration pour l’accomplissement, en commun, d’une longue et lourde tâche, celle de combattre méthodiquement l’ignorance et le faux savoir. Ce sont ces deux fléaux de l’esprit humain qui empoisonnent les relations inter-ethniques, inter-communautaires et souvent internationales.

Cultivons l’homme, cet extraordinaire produit de la terre .»