SARREGUEMINES PAYS DE MON ENFANCE

J’ai lu quelque  part  que  les  vieux généraux écrivaient souvent  leurs mémoires. Il est vrai aussi qu’à un certain âge, la tendance est aux souvenirs. Dans les conversations, la nostalgie ressort avec des expressions d’une banalité navrante, du genre : « Ce n’est plus comme autrefois… ». Bien évidemment que les temps changent, que le monde évolue. Heureusement qu’il en est ainsi, sinon nous serions encore dans les cavernes.

Pour le cas présent, c’est une envie irrésistible qui me pousse à revisiter mon pays d’enfance, et les endroits de mes jeux, de mon école, de mon premier boulot, de mes premières amours et de mes premiers pas vers l’âge adulte.

Ce sont mes grands-parents qui m’ont élevé. J’habitais alors au 4 de la rue de la Cité, sous-entendu Cité des Faïenceries. La « fabrique » était en ce temps-là en pleine activité. De la fenêtre de la cuisine, je voyais défiler matin et soir, des centaines d’ouvrières et d’ouvriers qui, venant des villages voisins par le train, complétaient la main d’œuvre de la « fabrique » (en 1907 il y avait 3 250 ouvriers, 1 200 en 1950).

La Cité des Faïenceries était une cité ouvrière où logeaient les familles d’ouvriers. Cinq rues pleines de vie où je retrouvais mes copains d’alors. C’est aussi là qu’en hiver, on faisait de la luge, dans les rues en pente de la cité, parfois jusqu’à minuit.

La maison qui nous habitions était en face du pont des Alliés, qui enjambe la Sarre. Notre jardin allait jusqu’au bord de la rivière. En venant du centre-ville, après avoir franchi le pont, la rue de la Cité est la première à droite, à gauche, c’est la rue Roth. La fenêtre de la cuisine était un point stratégique : le matin, je regardais par cette fenêtre afin d’apercevoir sœur Emma, avec qui je me rendais alors à l’école. Ma grand-mère guettait en fin de journée ses fils (mes oncles) qui, de retour de leur travail, venaient faire un petit coucou, et boire un verre de vin avant de rentrer chez eux. Mon grand-père avait installé un très grand plateau sous la fenêtre pour ses pigeons qui venaient se nourrir chaque jour. Le grand-père prenait soin de mettre les graines au moment où les ouvriers revenaient de la « fabrique ». C’était un spectacle de voir tourbillonner dans le ciel environ 200 pigeons, et les ouvriers marquaient souvent une petite pause sur le pont pour le plaisir de voir le ballet de ces oiseaux, avant de poursuivre leur chemin vers la gare.

Ma maison

De ma prime enfance, j’ai quelques souvenirs assez précis de l’activité fluviale de la Sarre. Sur la rive opposée, le chemin de halage était foulé par des chevaux qui tractaient les péniches d’une écluse à l’autre. Un moment, me semble-t-il, une petite locomotive électrique avait remplacé ces braves bêtes, juste avant la motorisation des péniches. Un peu plus en aval, deux grues déchargeaient sable et gravier des bateaux pour mettre le tout dans des silos. L’hiver était souvent très rude, et la glace qui se formait sur la Sarre prenait une épaisseur suffisante pour permettre aux patineurs de se défouler. Puis, un jour, un bateau brise-glace fit son apparition, ce qui permit aux bateaux de naviguer toute l’année.

Parfois, une péniche venait accoster vers le parc du Casino des Faïenceries. C’est ainsi que j’ai eu l’occasion de rencontrer des garçons de mon âge qui vivaient dans ces maisons flottantes. Ils n’avaient pas d’amis, n’allaient pas à l’école. Une vie d’errance au fil de l’eau.

L’entrée du parc du Casino était à 50 mètres de mon domicile, et c’est tout naturellement que cet endroit était devenu mon terrain de jeu. Au milieu de la végétation descendait un chemin carrossable vers la garçonnière Geiger. Plantée sur les deux côtés du chemin, la bouche béante de la porte pouvait laisser passer une calèche ou une camionnette. La garçonnière était parfois occupée par un homme aux cheveux long, vêtu d’une blouse grise comme les instituteurs, l’œil sombre. Mes grands-parents me disaient de l’éviter. Il me semble me rappeler que c’était un artiste peintre du nom de Cadoret.

L’énorme grille qui servait de portail, toujours en position ouverte, était un perchoir idéal. À califourchon sur le sommet de la porte, je pouvais observer les passants, le sieur Cadoret, et même un jour, un jeune couple en train de flirter gaiement, pensant qu’ils étaient à l’abri des regards. C’était mon cinéma à moi, une époque sans télévision.

Je me souviens aussi que, sur le côté gauche du chemin, au milieu des broussailles et des arbres, une cascade de pierres me servait d’escalier pour gravir le monticule, qui débouchait sur une prairie où se trouvait une fontaine. C’était à l’évidence la source de ma cascade. De l’autre côté, dans une végétation dense, un petit sentier descendait vers la Sarre. Mon terrain d’aventure s’étalait sur au moins 100 mètres de longueur. C’était mon univers. Il faut noter aussi que je n’avais ni frère ni sœur. Une cousine, plus âgée que moi et un cousin encore bébé. Ils habitaient dans la même maison que moi, là-haut, sous les toits. Le grand père, en froid avec sa fille, m’interdisait de les fréquenter.

Le pavillon Geiger (Dessin original Jacky Heim)

Quand je voyais passer la « Pauline », ce bateau à vapeur, à fond plat, qui transportait des wagonnets chargés de la matière première nécessaire aux ateliers de la faïencerie, je courais vers le Casino. La « Pauline » passait sous le pont des Alliés en baissant sa haute cheminée ? Puis la cheminée se redressait, et le bateau se dirigeait vers le quai d’accostage, juste en face du Casino. Une petite locomotive descendait de la « fabrique » pour récupérer les wagonnets, puis remontait vers l’usine. Un peu plus tard, des wagonnets vides prenaient place dans le ventre de la « Pauline », qui repartait vers le moulin de la Blies pour un autre chargement. Puis un jour, plus de « Pauline » avec cheminée. Une nouvelle « Pauline » prit la relève avec son moteur diesel.

La « Pauline » dernière du nom

Le casino des Faïenceries et le pavillon Geiger (Dessin original Jacky Heim)

 

 Les années passent … De la solitude de ma petite enfance, je passe à la cour de récréation de l’école de la Cité. Je découvre les enfants des autres quartiers, ceux avec qui je vais désormais partager mes études et mes jeux. Mon école venait d’être retapée. En effet, elle avait été bombardée durant la guerre et, comme on dit aujourd’hui, elle faisait partie des dégâts collatéraux. Je découvre par la même occasion la langue française. Chez moi, personne ne parlait cette langue. Parfois, en faisant les courses pour ma grand-mère, des personnes s’exprimaient en français, chez l’épicier ou le boulanger, et tout naturellement quelques mots venaient enrichir mon savoir. Il était interdit de s’exprimer en patois, même dans la cour de récréation, les instituteurs sanctionnaient en condamnant les contrevenants à 100 lignes : « Je dois parler français ».

L’école de la Cité

À partir de ce moment-là, ma petite vie va changer. Studieux, je passais beaucoup de temps à lire et à faire mes devoirs. Personne ne pouvait m’aider, ni mes grands-parents, ni mes frères et sœurs que je n’avais pas, et encore moins mes parents que je ne connaissais pas. C’est quelque chose qui m’a beaucoup marqué dans mon enfance. Et puis j’ai découvert le sport, et en particulier le football. L’A.S.S. (Association Sportive de Sarreguemines) avait des équipes de jeunes. J’allais être licencié dans ce club durant 8 ans. Petit plus, nous n’avions pas de salle de bain chez-nous ; en jouant au foot avec deux entraînements pas semaine et un match le dimanche, j’avais la possibilité de prendre trois douches.

Et puis les terrains de jeux changeaient. Il y avait encore des ruines suite aux bombardements de la Seconde guerre mondiale, et nous trouvions très malin de déambuler dans ces ruines. Parfois les passants hurlaient : « Sortez de là ! Il y a encore des bombes… ». Le grand tas de gravats de l’ancienne poste était de l’autre côté du pont où j’habitais . C’est là que nous avions notre champ de bataille.

Au centre de la photo, l’ancienne poste après les bombardements

Il faut savoir que les Sarregueminois ont été particulièrement traumatisés durant la Seconde guerre mondiale. Plusieurs fois bombardée, la ville connut le comble de l’horreur lors du bombardement du 4 octobre 1943, ce jour funeste où deux vagues d’une trentaine de forteresses volantes ont lâché leurs bombes sur la ville. En 36 secondes, 52 maisons détruites, 870 endommagés. 133 morts, 3 disparus et 309 blessés. (Source : Sarreguemines hier et aujourd’hui de Jean-Marie Uhl et Raymond Kraemer). Avec l’inconscience de notre jeunesse, on s’amusait sur ces lieux de désolation, ignorant de cette tragédie.

Les autres faits marquants de cette jeunesse, ce sont le catéchisme, les communions, la confirmation, les Cœurs Vaillants et la chorale. Occasionnellement enfant de chœur, j’étais surtout volontaire le samedi pour les mariages, et le dimanche, après  les vêpres,  pour les baptêmes. Les pièces de monnaie et les dragées étaient les bienvenues.

La communion privée

La communion solennelle

1957 – Je suis au 3ème rang,  le 3ème en partant de la gauche

Ensuite, tout va aller très vite. Trois ans après la photo de classe ci-dessus, j’étais au boulot. Une semaine après mon dernier jour de classe. Je venais de passer mon certificat d’études et j’avais 14 ans. Une vie d’adulte m’était imposée par mon grand père. Il pensait que seuls les fainéants faisaient des études. Durant trois années, j’ai joué au « toto cambouis » sans trop de conviction.

Un jour, j’ai reçu un courrier me convoquant au Conseil de révision. L’enfance et l’adolescence prirent fin. J’ai le souvenir de passer en slip devant des messieurs en blouse blanche, qui nous auscultaient sous tous les angles avant de s’écrier « Apte au service ! ». Cela se passait dans une salle de la Mairie, somptueusement décorée de motifs en faïence, et qui sert de Musée aujourd’hui.

La salle du Conseil de révision

Les souvenirs s’estompent avec le temps, d’autres les remplacent. Néanmoins, quelques faits marquants demeurent. De ce temps-là, j’ai le souvenir de la marche à pied, pas de vélo, pas de voiture, mais de bonnes chaussures. En allant chez mon coiffeur, sur la route de Neuekirsch, je passais devant le château Utzschneider, bâtisse impressionnante que j’ai reproduite sur une toile un jour de cafard. Comme d’ailleurs le Casino et le Pavillon Geiger.

Le château Utzschneider (Dessin original Jacky Heim)

 

Au moment où j’écris ces quelques lignes, l’École de la Cité est toujours à sa place. La neige tombe chaque hiver sur le Pavillon Geiger et le Casino. Par contre, ma maison a disparu… A sa place, se trouve désormais une maison de retraite.

Pavillon Geiger et Casino sous la neige. En bas à gauche de la photo, l’ancien quai d’accostage de la « Pauline »

Vue du pont : ma maison a disparu, c’est une maison de retraite maintenant

 

À bientôt !