VOYAGE DE NOCES À VENISE

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Vraiment, quoi de plus banal qu’un voyage de noces à Venise. Cela fait des lustres que tous les jeunes mariés du Vieux continent, rêvent de faire un voyage de noces à Venise…Ah ! Venise ; ville d’art, ville d’amour à la Casanova, ville à l’architecture incomparable. Sans parler de ses canaux qui serpentent à travers un réseau aquatique inextricable où les gondoles sont devenues inséparables de ce décor. Ville où les amoureux viennent « soupirer » sous le fameux pont. En vérité, le fameux Pont des Soupirs était un passage qui menait aux prisons et aux salles de tortures ; en passant sur ce pont, les prisonniers poussaient un soupir de détresse en voyant la dernière image d’une liberté perdue. Les amoureux soupirent sans doute, mais pour d’autres raisons. Puis, il y a le mystère et les masques de carnaval. Justement, les masques. Que se passe-t-il derrière ces masques ? Percer ce mystère relève du crime de lèse majesté, personne ne doit savoir…personne ne doit reconnaître celui ou celle qui a revêtu l’habit de circonstance, l’habit du mystère. Bonaparte, futur Napoléon, en avait peur. Il avait interdit le carnaval en 1797, craignant qu’une subversion cachée derrière ces masques ne lui complique sa tâche. Les Autrichiens, un peu plus fêtards, rétablirent le carnaval et ont même fait une chanson sur cet évènement : « Mein Hut der hat drei echen… » (Mon chapeau a trois coins…) faisant référence au tricorne du Bauta.

Le Bauta (prononcer baouta) est sans doute la silhouette la plus connue de cette période de Mardi Gras. Vêtu d’une grande cape noire, le tabarro, d’un tricorne également noir, et d’un masque blanc, la larva. D’une forme particulière, le bas du masque pointe nettement vers l’avant, ce qui permet de boire et de manger sans faire voir son visage. Ce ne sont donc pas des fantômes du passé, venant du XI° siècle, début du carnaval de Venise, mais des êtres vivants qui mangent et qui boivent. Bien entendu, Arlequin a sa place dans ce tableau de folie multicolore. Il est à la fois danseur, musicien, bouffon, charmeur, peut être bien plus pour les dames.

Jacqueline et Jean-Marie venaient de convoler mi-janvier. Ils avaient encore des congés à prendre de l’année précédente et la loi du travail le précise : il faut liquider ses droits à congés en mai. Le soir des noces, suite à la mise aux enchères de la jarretière de la mariée, une somme conséquente, permettant un voyage à Venise, avait été recueillie. Cette année 2010 restera dans les mémoires ; mais pas comme l’imaginaient les jeunes mariés. Nous verrons cela un peu plus tard.

Partir à Venise au moment du carnaval, une idée qui venait naturellement au jeune couple originaire de l’Est de la France, Sarreguemines. En effet, c’est également une ville de carnaval avec son prince élu ainsi que sa princesse, les fous du comité, les fameux « Faseboobe » et les défilés de chars dans les rues. Période de folie, où, un peu partout en France, les gens se défoulent. Un Turc, de passage à Paris au moment du carnaval, racontait au sultan, à son retour à Constantinople, que les Français devenaient fous certains jours de l’année. Mais qu’un peu de cendre, qu’on leur appliquait sur le front, les faisait redevenir normaux. Ce fait fut noté par un certain Louis Julien Larcher (1808-1865). Donc, normal que Jacqueline et Jean-Marie choisissent ce lieu mythique et mystérieux sur les bords de la mer Adriatique, pour assouvir leurs folies et leurs ébats amoureux de jeunes mariés.

Un voyage, cela s’organise. Le jeune couple n’avait jamais pris l’avion, n’avait jamais mis les pieds en Italie, ni posé les valises dans un hôtel. Adolescents, ils avaient bien été en colonie de vacances à Saint-Pol de Léon ; un voyage en car vers la lointaine Bretagne et plus précisément dans la baie de Morlaix ; rien à voir avec un voyage en Italie. Heureusement, une cousine travaillait dans l’agence de voyage du « Républicain Lorrain » ; ils eurent donc recours à ses services pour les réservations et les locations. En un tour de main, la brave cousine régla le problème ; vol direct Francfort Hahn-Venise, aéroport Marco Polo, bateau jusqu’à l’hôtel et en prime, deux billets pour un spectacle gracieusement offert par le « Républicain Lorrain » à l’occasion du voyage de noce de nos deux tourtereaux. Les conseils de la cousine étaient les bienvenus, en prenant l’avion en Allemagne dans un aéroport où le trafic aérien est essentiellement réalisé avec des compagnies aériennes à bas prix, ce qui permet la réservation d’un hôtel un peu plus luxueux et des services plus conséquents. Bravo la cousine ! Jacqueline et Jean-Marie étaient aux anges, le voyage s’annonçait bien. La date fut donc fixée. Le jeune couple participera au carnaval de Venise, une soirée spéciale avec bal organisée dans l’hôtel, fournira masques et tenues aux clients. Le rêve allait devenir une réalité ; l’excitation était très grande et les jours qui précédèrent le départ semblaient trop longs, le temps c’était figé. Restait à préparer les bagages…très limités en poids pour un vol. Eternel dilemme pour le choix des vêtements…chaud…froid…touriste ou soirée gala ? Ils vont bientôt découvrir les baoutas et leurs mystères.

Mais qui sont Jacqueline et Jean-Marie ? Des gens simples qui n’ont jamais gagné au Loto et qui n’ont que leur salaire pour vivre et cela de père en fils. Le grand père de Jean-Marie était au chemin de fer. Son père employé de mairie. Sa maman avait longtemps travaillé comme vendeuse dans un magasin de chaussures du centre ville, mais la naissance des trois enfants du couple a rendu impossible une « carrière » plus longue dans la chaussure. Quant à Jacqueline, elle venait de la cité, comme on dit dans le pays, la Cité des faïenceries où ses ancêtres avaient travaillé durant trois générations. La faïencerie avait fermé ; une nouvelle zone industrielle avait vu le jour en pleine forêt, avec une usine de fabrication de pneumatiques. C’est là que le père de Jacqueline exerçait désormais ses talents d’ouvrier. Son épouse n’avait jamais travaillé si ce n’était à la maison où elle élevait deux filles et un garçon. Une scolarité ordinaire, des débuts professionnels à quatorze ans pour les plus vieux et à seize ans pour les plus jeunes. Personne, hormis les proches voisins, ne les connaît vraiment. Les seules fois où leurs noms étaient mentionnés dans le journal, c’était pour annoncer la naissance des enfants. Les rencontres en famille se faisaient au moment des communions, des mariages ou des enterrements. Le grand et bel homme qu’est Jean-Marie, avec son visage d’ange et ses cheveux ondulés, dont une mèche rebelle venait invariablement en accroche-cœur sur son front, ne pouvait que trouver une belle Jacqueline blonde, fine, gracieuse et souriante. Bref ! Des quidams les plus ordinaires qui soient.

Les deux familles vivaient pourtant très bien ; voiture, télévision, portables…Ils ne manquaient rien à leur confort. Les uns comme les autres avaient des distractions peu coûteuses ; pêche dans les étangs de la région pour les hommes, une soirée hebdomadaire de cartes au café du coin. Couture et marchés pour les femmes, cinéma pour les enfants, et, de temps en temps, un bal pour les plus grands. Chacun participait au mieux pour le bien être de tous ; l’une et l’autre des familles étaient très soudées.

Le mariage de leur enfant, fut le premier grand évènement de leur vie de parents. Un fait marquant très important dans une existence. C’est la rencontre de deux arbres de vie, arbres sur lesquels il fallait greffer une nouvelle branche. Pour que cette greffe prenne il fallait beaucoup de doigté. Un truc à ne pas rater. Et dans un premier temps, pour l’évènement lui-même, le mariage. Ensuite, réussir l’alliance des deux familles pour éviter un maximum de problèmes ; des problèmes souvent bénins qui pourrissent pourtant la vie de tous. Il y a tellement de gens qui ne se parlent plus. Le litige remonte à si loin que plus personne ne se souvient du pourquoi du comment de cette discorde. Mais, on ne se parle plus, un point c’est tout. Ce type de situation éclate parfois par la rencontre d’une fille et d’un garçon, qui, par amour l’un pour l’autre, cassent la spirale infernale. Après quelques grognements de part et d’autre et par principe, l’union se réalise…puisque c’est pour le bonheur des enfants. C’est en tous cas l’excuse invoquée pour ne pas perdre la face.

Un soir donc, les parents du futur couple se sont retrouvés au domicile de Jacqueline. Une véritable réunion d’Etat-major, comme à la veille d’une grande bataille. Il fallait tout prévoir, pas « un bouton de guêtre » ne devait manquer, disait quelqu’un de célèbre en 1870. Les faire-part : qui inviter ? Le budget, l’argent… c’est le nerf de la guerre…L’hébergement pour ceux qui viennent de loin…La date…La disponibilité de tous. Jacqueline notait sur une grande feuille de papier les noms des invités, ceux qu’il fallait héberger, pour un partage équitable, pas plus d’invités d’un « côté » que de « l’autre ». Puis la gomme entrait en action, un dépassement sur le coût, le repas prévu au Casino des Faïenceries, avec location de la salle, la musique…Que d’argent à dépenser ; mais l’évènement était si important. Enfin ! La date du mariage fut fixée, les faire-part expédiés…et le mariage eut lieu.

L’église du Sacré-Cœur, là même où ils avaient fait leur communion privée et solennelle, était assez vaste pour recevoir la centaine de convives et de curieux. Le curé, impatient, attendait avec son déguisement sacerdotal les mariés et les convives qui venaient de la mairie où avait eu lieu le mariage civil et républicain. Impatient, car il avait un match de foot à arbitrer à 15h00 dans un village voisin. Eh oui ! C’est une nouvelle génération de prêtre, sportif, toujours en « civil », près de ses ouailles et actif dans le domaine social et culturel. Au grand dam des vieilles bigotes qui ne jouaient pas au foot et qui regrettaient la silhouette de l’homme d’église en soutane noire venant dîner à la maison, en vélo, après la messe du dimanche. Donc, cérémonie religieuse dans les règles de l’art, avec bénédiction et autant de larmes que d’eau bénite. Des sanglots aussi ; à qui des deux familles aura le sanglot le plus long, le plus bruyant, le plus ému ; cela fera bien dans les souvenirs de famille. A la fin de la cérémonie, au moment du baiser des mariés, les cloches se mirent à sonner à toutes volées pour annoncer la nouvelle union dans la paroisse.

Ensuite, le Casino des Faïenceries où un vin d’honneur servi aux amis, aux autorités civiles et religieuses, est sensé mettre de l’ambiance instantanément. Une sympathique ambiance bruyante, avec éclats de rire, embrassades de retrouvailles, le tout dans un décor très kitch. Les murs en carreaux de faïence décorés, datant de la fin du XIX ème, font partis du patrimoine de la ville. Puis, le banquet avec la famille, le bal, la musique, le gâteau…Le tourbillon de la fête. Le moment important de la soirée où les mariés vont disparaître, discrètement, pour se retrouver enfin dans un tête à tête pour une première nuit de couple. Bon ; pour savoir si l’avenir nocturne était réalisable entre eux, ils avaient bien fait quelques essais clandestins que la morale et la religion réprouvent. Mais enfin ! Nous sommes au XXI ème siècle. Tout ceci fut dit, et tout ceci fut fait avec les premières photos de l’album souvenir du nouveau couple.

Le jour du départ était enfin arrivé.

Les voici à l’aéroport. Formalités d’enregistrement des bagages…Le sésame d’embarquement ne quitte pas leurs mains crispées sur le passeport, les doigts blanchis par une pression forte pour emprisonner le coupon qui leur attribut une place dans l’aéronef. L’avion…Moyen de transport inconnu pour eux. Ils n’avaient plus de bagages à traîner mais une angoisse qui serrait la gorge nouée par l’appréhension, pesait sur leurs jambes molles de trac. Jean-Marie consulte pour la trente-deuxième fois le panneau d’affichage…Porte F 2, embarquent 11h20…

  • « Les passagers du vol 3891 à destination de Venise sont priés de se présenter à l’embarquement».

L’annonce fut faite en allemand, Jean-Marie et Jacqueline maîtrisaient assez bien cette langue puisqu’ils parlaient le « platt », espèce de patois allemand en usage dans la région de Sarreguemines. Petit bagage à main d’un côté, ticket d’embarquement de l’autre, ils se dirigeaient vers le dernier contrôle. Puis, la passerelle, et enfin, la porte de l’avion où le personnel de bord féminin les accueillirent avec un charmant sourire commercial, les yeux fardés, des dents trop blanches entre deux limaces d’un rouge vif sensées représenter les lèvres de l’hôtesse. Le numéro de siège…les voici assis à peu près confortablement. Petit problème pour retrouver la bonne ceinture, car la bonne moitié se trouve invariablement sur le siège du voisin. La phase du décollage était désormais entamée, fermeture des portes, comptage des passagers, vérification des ceintures…de petites lumières au-dessus de leur tête qui donnaient les dernières consignes et au final, une démonstration magistrale pour l’utilisation du gilet de sauvetage ; bouée de sauvetage très utile pour le survol des Alpes au cas ou la fonte des neiges…Les moteurs tournaient dans un sifflement qui montait en intensité, l’avion vibrait de tout son « fuselage ».

Jacqueline prit la main de son jeune époux, une main légèrement moite par le stress du baptême de l’air et de la voltige aérienne probable si…au cas ou…La salive descendait difficilement au fond d’une gorge sèche, un des symptômes de la peur. En bout de piste, l’avion s’immobilisa. Les moteurs montaient en puissance…Le pilote lâcha brusquement ses chevaux et l’avion bondit sur la piste pour prendre de la vitesse dans un fracas inquiétant. Sans qu’ils ne se rendent compte de quelque chose, ils quittèrent le plancher des vaches pour se trouver à mille mètres d’altitude, le dos collé au siège par quelques petits « G ».

La pression de la main de Jacqueline se relâcha enfin et libéra le poignet meurtri d’un Jean-Marie en sueur. Ils n’entendaient même pas le pilote qui présentait son équipage, son appareil et lui-même. Ils avalèrent goulûment une eau fraîche, un véritable délice.

  • « …La température extérieure est de – 50 degrés. Nous vous souhaitons un agréable voyage ».

Un vol sans histoire, à peine deux petites heures, le temps de lire un dépliant sur la ville de rêve qu’est Venise. Le seul petit inconvénient fut la descente, l’approche en forte inclinaison provoque souvent des bourdonnements dans les oreilles. Les roues de l’avion touchèrent enfin le sol italien au grand soulagement du jeune couple.

Immense, moderne, l’aéroport Marco Polo, sa grande baie vitrée, l’énorme galerie marchande met de suite le touriste en condition et la tentation est grande pour acheter un souvenir du genre gondole qui clignote ou une série de masques de carnaval multicolores en modèle réduit. Après la navette, c’est en bateau bus que les touristes vont rejoindre la Cité des Doges.

  • Jean-Marie…Sais-tu combien il y a d’îles à Venise ?

Jacqueline avait eu de bonne lecture dans l’avion.

  • Aucune idée…Dix peut-être…
  • Cent dix huit exactement, ça te bouche un coin, hein !
  • T’en as d’autres comme ça ?
  • J’ai noté quelques adresses de restaurants, de salon de thé et…
  • Du calme, du calme, la machine à euros et en panne. Il faut tenir huit jours.
  • J’ai ma petite réserve personnelle et je t’invite.
  • … ?
  • Un lieu qui me semble sympathique ; le Café Florian. Il paraît qu’il existe depuis 1720 ; une bonne adresse que Goethe, Alfred de Musset, George Sand et autre Giuseppe Verdi ont fréquenté.
  • C’est dangereux ton idée de café…Ils sont tous mort ces gens.
  • Ne sois pas bête. Il y a aussi le restaurant « Paradisio Perduto » où le patron fabrique ses pâtes fraîches devant les clients. J’aimerai aussi faire une visite dans le quartier Rialto avec ses célèbres ponts, son marché et ses petits commerces.
  • Pour l’instant, installation à l’hôtel. Demain nous nous organiserons pour une visite.

Ce que Jacqueline et Jean-Marie ignoraient, Venise était en perdition. Une mort programmée par une population vieillissante et en diminution constante ; à peine 60 000 âmes. Il y a vingt ans, 120 000 Vénitiens vivaient là. La vétusté des logements, le coût de l’entretien, les services publics défaillants et l’équilibre fragile avec la nature, fait que la Cité des Doges se vide de ses habitants. Les étrangers achètent et restaurent, bientôt ils seront les maîtres des lieux.

Ce qu’ils ne pouvaient ignorer, c’était l’odeur sure que dégage l’eau des canaux. Sans doute un peu de pollution. Ils croisaient aussi d’autres bateaux bus et les premières gondoles. Ce qui déclenchait un cliquetis effroyable des appareils photos. Les façades des habitations sont absolument superbes de couleurs, de sculptures, et un nombre impressionnant de fenêtres.

Soudain, le bateau bus ralentit, un avertisseur de pompier se fit entendre à la surprise générale. Une voiture de pompiers sur le canal ? Non, c’était un bateau de pompier rouge, avec gyrophare, le « pimpon » hurlant, qui se précipitait vers un sinistre déclaré dans un des canaux mystérieux de Venise. Au moment où le bateau bus s’arrêta pour débarquer les touristes de l’hôtel, passait une marie-salope puante de vase que le chaland venait d’extraire du fond du canal.

Quel accueil !

  • Benvenuto ! Sacchetti per favor…Grazie.

Le vaporetto venait à peine d’accoster que les personnels de l’hôtel, s’activaient déjà sur les valises et pour pousser les nouveaux venus vers l’accueil. De grands gestes, des phrases qui n’en finissaient pas, les touristes avaient l’impression qu’une charge de la Brigade, pas légère du tout, prenait d’assaut valises et sacs. Il y en avait même un qui avait une chaise roulante pour handicapé. Dès que quelqu’un posait une question, un énorme sourire illuminait le visage de l’employé qui répondait pas des : « Si, si ! » sans répondre à la question.

Vu de l’extérieur, l’hôtel ressemblait à un palais aux décors de théâtre. L’ensemble était malgré tout assez harmonieux. Le personnel en uniforme, trop prévenant aux goûts de Jacqueline, toujours en train de faire des courbettes, agaçait aussi Jean-Marie.

  • J’ai l’impression qu’ils veulent nous virer à l’étage, au plus vite, parce que l’eau du canal va déborder.
  • Calme-toi ! Je m’occupe des formalités…Tu t’occupes des bagages.

Jean-Marie prit le temps d’admirer les grandes fenêtres avec vitraux et sculptures, un lustre gigantesque pendait au bout d’un câble de plusieurs mètres au centre du hall d’accueil. Des tableaux, d’une taille respectables ornaient les murs ; sans doute la représentation de vieilles gloires vénitiennes. L’ascenseur dépareillait dans ce décor d’un autre âge ; une concession faite à l’époque de Casanova mais qui rendait bien service aux clients du XXI° siècle. Enfin, la chambre. Lit à baldaquin, coiffeuse en bois sculpté avec des dorures, plafond à quatre mètres de hauteur, habité par une multitude de chérubins ailés. La salle de bain, immense, avec baignoire, robinetterie d’un style baroque, des miroirs à hauteur d’homme et un cabinet de toilette avec toutes les commodités. Le bidet semblait inspirer Jean-Marie ; il se mit à fredonner une chanson bien française : « …a dada sur mon bidet… » sans savoir que le bidet était un petit cheval de monte (d’où la chanson) et que l’invention de cette objet usuel était française également. Les usagers montaient à califourchon sur l’objet, comme sur le cheval, pour faire leurs ablutions, et donc…Depuis 1710, année de l’invention, les libertines et les libertins en usaient pour le lavage intime. Sans compter de l’usage pratique pour laver le petit toutou de la maison, les pieds du mari qui revenait du jardin et les enfants qui s’amusaient en se lavant les mains dedans, le lavabo étant trop haut.

  • Super !
  • Je suis vraiment content…Remarque, pour le prix, manquerait plus qu’en fasse le ménage.
  • Jean-Marie…Ne râle pas sans cesse…C’est super et je suis heureuse d’être là.

Il restait deux bonnes heures avant le repas du soir. Le temps de s’installer confortablement et de soulager les valises, de prendre une douche, de se préparer pour une première « représentation » en public. Les jeunes mariés n’étaient pas très à l’aise ; livrés à eux-mêmes dans une nouvelle vie qui débutait pour eux, l’absence des parents, de conseils et d’avis, les plongeaient dans un monde inconnu qu’ils craignaient un peu.

Jean-Marie avait enfilé son costume de mariage, mais sans le gilet et la chemise à jabot, déguisement du jour des noces. Aujourd’hui, la cravate était de rigueur. Jacqueline avait revêtu une très belle robe à fleurs avec un décolleté avantageux. Un magnifique collier de perles, sur deux rangées, entourait son cou et un troisième rang, libre, plongeait vers la naissance de la poitrine. Un châle de soie, multicolore, posé négligemment sur les épaules, complétait le tableau. C’était assez réussi, Jean-Marie était ravi et fier de sa jeune femme. La soirée s’annonçait bien.

Dès que le premier pied se posa sur le plancher vitrifié de l’immense salle de restaurant, la charge de la Brigade, pas légère, se mit en action. Le chef de rang en jaquette bondit sur le couple avec un serveur armé d’un plateau et d’une serviette. Ni Jacqueline, ni Jean-Marie ne comprirent mot au monologue du chef de rang, ils prirent donc la direction indiquée par le bras tendu et suivirent le serveur. Ils furent installés, presque manu militari à une table ronde magnifiquement fleurie et dressée. Rien ne manquait et tout était rangé au millimètre. Après ce premier assaut, un troisième « hussard » présenta une carte ; le menu était en différentes langues et nos deux tourtereaux se plongèrent dans une lecture minutieuse des mets proposés.

Jacqueline et Jean-Marie ne se doutaient pas à cet instant que dans ces plats vénitiens se lisait l’histoire des marchands de Venise et des voyages jusqu’en Extrême-Orient. Voyageurs, marchands, diplomates de cette grande puissance méditerranéenne, république libre et surtout très riche dont les personnages ont marqué l’histoire de la péninsule et de l’Europe tout entière. Une légende voudrait que ce soit Marco Polo qui ait ramené, au XIII° siècle, les pâtes de Chine. Les Romains n’avaient pas attendu le retour de Chine du célèbre voyageur pour manger des pâtes, mélange de farine et d’eau (découverte dans les fouilles de Pompéi). Marco Polo avait sans doute ramené de nouvelles recettes mais plus certainement le riz. Christoph Colomb, un autre grand voyageur mais de la péninsule ibérique celui-là, nous a ramené des tomates des Amériques. Les Italiens, inventifs, ont créé la pizza avec les ingrédients et leurs propres fromages. C’est ainsi que la fameuse pizza Margherita, mondialement connue, fut créée en l’honneur de Margherita de Savoie, Reine d’Italie, en 1889, par le pizzaiolo Raffaele Esposito.

Après lecture et une délibération en tête à tête, animée, mais discrète, le choix se fixe sur des pâtes avec du poisson ; le nom du plat fait penser à une danse : « bigoli in salsa ». Dès que le menu fut décidé, arrive un autre « hussard » avec la carte des vins, Jean-Marie choisit un blanc pétillant. Immédiatement après arrive sur la table plusieurs petites assiettes avec des légumes frits, des œufs, des sardines, des anchois…sortes de tapas comme en Espagne. Le serveur, dans un français hésitant, leur dit que c’est pour patienter, que cela se nomme le « cicchetti » et qu’il se propose de servir un apéritif local : un « spritz ».

Le nom du breuvage fit sourire Jean-Marie, le mot « spritz » signifie « jet » en patois ; cela ne peut être que bon. Alors, en avant pour deux « spritz ». En fait, cette boisson est assez traîtresse car elle est composée de 30% de vin blanc pétillant, de 30% d’eau de seltz et pour le reste, du campari, une tranche d’orange pour le décor… Le jeune couple venait de s’engager sur une pente très savonneuse ; gare aux dérapages.

Jean-Marie dégustait encore son « spritz » lorsque le serveur modifia la disposition des couverts. La mise en place des ustensiles impressionna le jeune époux ; il eut l’impression bizarre de la mise en place d’une véritable caisse à outils, nécessaire pour avaler le repas.

  • Chère amie, passez-moi le pied de biche et la pince…monseigneur, je vous prie.
  • Jean-Marie…ne me fais pas honte…tiens-toi ! dit Jacqueline discrètement avec un grand sourire car le comique de la situation était irrésistible.

On comprend mieux pourquoi les Italiens imposèrent la fourchette à table ; les nouilles dans une assiette ne sont pas toutes « mortes », elles bougent encore, il faut donc s’armer pour ce combat singulier; fourchette, cuillère, protection du plastron… Catherine de Médicis introduit l’usage de la fourchette à la Cour de France jadis.

Un service de prince, un excellent repas. Le « spritz » avait mis de l’ambiance, le blanc pétillant avait fait le reste. Il était temps de rejoindre la chambre nuptiale. La fatigue du voyage, le stress, l’alcool…l’herbe tendre et quelques diablotins aussi … La toilette du soir, le déshabillage et la mise en œuvre de l’étalage des crèmes de nuit ; une pour le visage, une autre pour les jambes et une troisième pour la main gauche ; la main droite qui étale, a le privilège de la totalité des traitements. Des activités très féminines mais qui n’en finissent pas, si bien que souvent les maris, épuisés par l’attende de l’épouse aimée…s’endorment. Dans la chambre, du haut du plafond, seuls les chérubins profitaient du merveilleux spectacle de l’épouse pomponnée, en nuisette transparente couleur chair qui, d’un pas souple, féline, se dirigeait ensuite vers le lit conjugal où ne ronflait pas encore l’époux dans sa première phase de sommeil…ce sera pour plus tard.

  • Jean-Marie ! Tu ne vas pas dormir déjà ?

Le jour avait déjà pointé son nez depuis un bon moment lorsqu’enfin les paupières lourdes de Jean-Marie, résultat d’une nuit agitée, s’entrouvrirent…légèrement. Il devinait, entièrement enfoui sous les draps, le corps de sa Colombine encore dans les bras du fameux Morphée, le dieu des songes. Il souleva délicatement le drap pour découvrir le corps nu de sa jeune épouse, la nuisette avait disparu. La vision de ce corps nu, cette peau satinée, immobile dans un abandon total, attire irrésistiblement une main baladeuse pour une douce caresse. Il laissa glisser ses doigts du cou aux épaules…avec lenteur…avec douceur…puis, à pleine main, il emprisonna un sein qu’il massa avec délicatesse, avant de glisser vers le ventre de Florence qui se retourna pour se coller contre lui, les yeux toujours fermés. Un râle discret, que seul peut déclencher la volupté de l’instant, vint caresser les oreilles du jeune époux.

Le petit déjeuner eut lieu, mais beaucoup plus tard.

La journée s’annonçait bien ; le calendrier ne s’y prêtait pas, mais il faisait très beau. Un temps idéal pour faire connaissance avec la Cité des Doges. Il fallait commencer par le commencement ; la Place Saint-Marc (prononcer Mar). Sur les conseils de l’hôtel, le déplacement en vaporetto serait le moyen le moins onéreux pour une visite de la Cité, sous réserve de prendre une carte à la semaine ; déplacement trop cher à l’unité. Drôles d’engins ces vaporetto. Ils font énormément de bruit, les vibrations sont d’une amplitude incroyable, ils sont surtouts en fin de vie, mais irremplaçables. Dataient-ils encore de l’année 1881, année où une société française ouvrit la première ligne de bateaux-bus à Venise ?

La Place Saint Marc est la seule véritable place de Venise. Chargée d’histoire, de monuments et surtout de pigeons. Un magnifique tapis de dalles noires et blanches s’étalait aux pieds des monuments superbes et millénaires. L’ensemble forme un tumulte coloré de centaines de touristes et de centaines de pigeons.

La basilique, après cinq siècles de travaux et de modifications, avec ses cinq dômes et les exceptionnelles mosaïques de sa façade, sont un ravissement pour les yeux. La place est dominée par un campanile qui s’élance très haut dans le ciel, elle est entourée d’arcades et de terrasses de café. Au nord, une magnifique horloge du XV ème siècle, ornées des signes du zodiaque. Puis, à côté de la basilique, le Palais des Doges et sa superbe galerie. La Place Saint Marc est le cœur de la ville de Venise. Les pigeons de la Place Saint Marc font partie de l’imagerie de Venise. Pour lutter contre leur nombre toujours croissant, il est théoriquement interdit de les nourrir depuis 2008 ; ce qui n’empêche pas des vendeurs de graines de fournir les touristes qui prennent du plaisir avec les pigeons sur la tête, les bras, les mains, pour la photo souvenir traditionnelle.

Jacqueline et Jean Marie goûtent à ce plaisir sans retenu, malgré les files d’attente pour les visites guidées, ils ne se lassent pas. Sans se rendre compte de l’heure, ils avaient « oublié » de prendre un repas de midi. C’est donc le moment de rappeler à Jacqueline une promesse ;

  • Jacqueline ! J’ai une petite faim. Il me semble que tu m’avais parlé d’un salon de thé…Florian…un truc de ce genre.
  • Oui, oui ! Ta mémoire me semble bien sélective. Ce matin dans le lit, tu m’avais promis de…
  • Ah oui ! Chut ! Les murs ont des oreilles.

Les voici sur la terrasse du célèbre café. Serveur à l’ancienne avec un grand tablier, pantalon noir et nœud papillon, un gilet, un plateau argenté de grande taille et une serviette sur le bras gauche. Décors magnifiques, pâtisseries, musique…ça change du café de La République de Sarreguemines. Les prix aussi. La pauvre Jacqueline constate que ses économies fondent aussi vite que le sucre dans le café. Mais qu’importe, c’est un voyage de noces. Jean Marie, lui, savoure l’instant présent et cela se voit sur son visage. Ils sont heureux tous les deux.

  • A moi de tenir parole. C’est parti pour un tour en gondole !
  • Voilà une bonne chose, tu es d’un romantisme fou…pour abuser de ma faiblesse.

Tradition romantique qui dure depuis des siècles, la gondole est l’un des symboles les plus forts de la Cité. Les gondoliers sont de très bons guides, ils ont la connaissance de l’histoire des palais et de la multitude de ponts de Venise. Théophile Gautier disait : «  La gondole est une production naturelle de Venise, un être animé ayant sa vie spéciale et locale, une espèce de poisson qui ne peut vivre que dans l’eau d’un canal ». Un autre, qui prenait Venise pour le centre du monde, disait que s’il n’y avait pas autant de ponts à Venise, l’Europe serait une île.

Dans un premier temps, Jean Marie va appliquer les conseils du portier de l’hôtel ; traverser tout Venise sur le Grand Canal, en Vaporetto, soit 3,8 km entre palais, maisons à colonnes, usines, plusieurs ponts dont le fameux Rialto. Le spectacle valait la peine mais la déception de Jacqueline se lisait sur son visage. Une moue de petite fille contrariée. Jean Marie faisait mine de ne pas s’en apercevoir ; il réservait « LA » surprise pour le soir. L’attraction phare de Venise, la petite balade en gondole. Toutefois, ce n’est pas parce que nos deux tourtereaux jouent aux touristes, qu’ils doivent se transformer en pigeons voyageurs. Le tarif de nuit, c’est 100 € par personne et pour 30 minutes.

De retour dans le vieux quartier du Rialto, Jean Marie propose une pause pour un rafraîchissement et pour chercher un restaurant pour la soirée. Le jour déclinait assez vite et subitement le canal s’illuminait de mille éclats de lumière. De la petite terrasse où ils consommaient, les « Oooh ! » des touristes extasiés firent écho sur les murs des bâtisses de l’îlot. C’est le moment que choisi le Casanova qui venait de se découvrir pour dévoiler sa surprise.

–     Tu vas me suivre jusqu’au canal ; on nous attend.

Jacqueline n’était pas inquiète mais un peu surprise par les cachotteries inhabituelles chez Jean-Marie. Plusieurs gondoles étaient là, noires de l’étrave à la poupe, les gondoliers attendaient les clients pour un voyage nocturne sur les petits canaux du quartier.

  • Allez ! Monte, ton gondolier t’attend. Amore, pasta, fantasia. Commençons par la fin.
  • Tu parles italien maintenant ?
  • Ben oui, ça fait deux jours que je mange des nouilles.

Merveilleux, c’est tout simplement superbe de circuler de nuit sur une gondole avec toutes ces illuminations, les odeurs de restaurants qui vous chatouillent les narines, les musiques des bars, changeantes du jazz aux rythmes langoureux d’une sérénade à l’italienne. Les explications du gondolier arrivaient à peine aux oreilles de Jacqueline, émerveillée, blottie contre son amoureux de mari, la tête sur sa poitrine. Elle regardait, dévorait tout, et son visage d’enfant suivait le rythme saccadé des manœuvres du gondolier. Par moment, un silence complet où seul le clapotis de l’eau marquait le temps.

  • Merci mon chéri, c’était une superbe idée.
  • Mais…Ce n’est que le début de la soirée. Amore, pasta, fantasia. Nous venons de vivre un peu de fantaisie. Allons manger maintenant…avant de retourner à l’hôtel.
  • Ah oui ! Hum ! C’est une bonne idée aussi.

Dans le quartier du Rialto, les petits restaurants ne manquent pas. Parfois, quatre tables devant un minuscule bar en font un restaurant, les mets proposés sont excellents. C’est dans ces petits quartiers que tout reste possible pour les petits budgets des touristes peu fortunés. Mais c’est aussi dans ce genre d’endroit que l’on trouve encore des vrais Vénitiens de souche avec leurs petites échoppes, la qualité des produits, la gentillesse et la non agressivité touristique des bisnessmans. C’est là également que l’on trouve aussi les vrais masques de carnaval, faits mains par des artisans, masques sans l’estampille Made in China.

 

Manger vénitien signifie tout d’abord apprécier les fruits de mer de l’Adriatique ; crabes, crustacés, couteaux…Par exemple le « grand solea », grand crabe qui après avoir été plongé dans l’eau bouillante, devient une entrée « serenissima », avec de l’huile d’olive, du sel et quelques gouttes de citron rajoutés en fin de cuisson. Et les fameux risottos de poissons, mollusques ou crustacés avec des légumes. C’est sur ce dernier plat que Jean-Marie et Jaqueline jetèrent leur dévolu. Sur les conseils du restaurateur, un Bardolino, vin rouge léger de la région du lac de Garde, devrait accompagner le risotto.

Repas apprécié, bien arrosé, et malgré la fraîcheur du soir, les pommettes roses de Jacqueline sont les premiers signes extérieurs d’une distillation avancée. La vaporisation du liquide remontait à la surface. Le tout dans la bonne humeur, les rires et les baisers au goût de Bardolino car le rouge à lèvres avait été remplacé par le rouge du lac de Garde. Et c’est alors que le patron proposa sa tournée, un digestif très local, la uva alla grappa. Des raisins secs gonflés dans une eau-de-vie, assez costaud. Mais pour des gens de l’Est qui boivent du schnaps, à l’occasion, ce n’était pas un obstacle.

Magnifique soirée. Surtout ne pas rater le dernier vaporetto pour le retour à l’hôtel. Demain c’est Mardi Gras ; la journée sera très, très très longue pour les jeunes mariés. Vont-ils succomber aux charmes magiques de Venise ? Venise, la fiancée de l’Adriatique à qui bien des écrivains ont offert leurs plus belles pages dans leurs romans. Nombreux sont ceux qui ont été sous le charme et la magie de la Cité des Doges, aux brumes inquiétantes de ses eaux et aux plaisirs des fêtes.

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Mardi Gras.

Mardi Gras, le point d’orgue de leur séjour à Venise. La soirée sera très longue, certainement jusqu’à l’aube suivante. Aussi, Jacqueline et Jean-Marie traînaient dans les draps moelleux du lit à baldaquin. Ni réveillé, ni endormi, le jeune couple était attiré l’un contre l’autre comme par un aimant. La chaleur douce de leur corps provoquait cette situation. Un enlacement de bras et de jambes, posture improbable, qu’aucun artiste peintre ne pourrait reproduire. Ils en oublièrent le petit déjeuner.

  • Jean-Marie…Il est midi !
  • Hein ! C’est pour quoi ?
  • Je te dis qu’il est midi…Douze heures…Il faut s’inscrire avant midi pour le bal de ce soir.
  • Le téléphone…Là…Téléphone.
  • Ah oui !

Somnolent, les réactions de Jean-Marie étaient lentes et désordonnées. Jacqueline réagissait bien mieux dans ce cas de figure. Le petit déjeuner tomba dans les oubliettes, il fallut se préparer pour le repas de midi. Dieu que c’est difficile. Le jeune époux était debout sous la douche tiède, les yeux fermés, il terminait sa nuit. Jacqueline s’impatientait, prononçait des mots pas très gentils. Que nenni ! Jean-Marie dormait debout.

  • Je coupe l’eau…Il est temps de te préparer.
  • Tu n’as aucune pitié. Tu es un monstre et tu me tortures horriblement. Ne crie pas…ça résonne dans ma tête.

Pauvre Jean-Marie ! Il était assis sur le bord du lit en train de lacer ses chaussures au moment où la jeune épouse arriva, enveloppée dans le peignoir de l’hôtel.

  • Mais…Jean-Marie…Tu fais quoi là ? Tu laces tes chaussures et tu es sans pantalon.
  • … ???…
  • Tu ne t’es pas mis à fumer des trucs bizarres en cachette ?
  • Ben ça alors !

Le choc de la situation avait réveillé l’étourdi qui accéléra le mouvement dans un ordre plus logique. Vexé, marqué dans son amour propre d’avoir donné une image aussi négative de lui, il termina de se préparer rapidement.

  • Je suis prêt !
  • J’arrive…Voilà, voilà !

Les voici dans le salon du hall de réception. A travers les grandes portes vitrées du restaurant, Jean-Marie constatait que la salle était vide. Les touristes ne mangeaient pas à midi pétant comme à l’usine ; même si l’horloge biologique cachée au fond de l’estomac se manifestait. Il fallut donc patienter un peu. Cela tomba bien, un petit café les réveillera peut être.

Sur la droite de l’accueil, un panneau informait la clientèle du déroulement des festivités de la soirée. Il fallait également fournir taille et choix de costumes. Le couple se dirigea vers le réceptionniste qui disposait d’une liste. Vu l’heure tardive, le choix allait être limité.

  • Il reste une robe « Pompadour » pour madame…Egalement celle-ci, très italien XVIII ème ; et pour vous monsieur, le « Bauta » traditionnel ou l’ « Arlequin ».

Après un petit instant de réflexion, Jacqueline opta pour la robe XVIII° et Jean-Marie pour le Bauta qui lui

semblait moins contraignant que le juste au corps d’Arlequin. Le serveur fit signe que les cafés étaient servis.

Il était presque 13 heures. Dans le hall régnait désormais une certaine animation, un mouvement de foule indiqua au jeune couple que le restaurant s’animait. Les jeunes mariés suivirent le cortège des affamés et, comme la veille, ils furent pris en charge par l’homme en jaquette noire qui, comme une marionnette désarticulée, donnait des ordres à ses « hussards » en joignant de grands gestes à ses directives verbales.

On dit que l’appétit vient en mangeant, mais aujourd’hui ce n’était pas le cas. Un peu dans le cirage après ces quelques jours inhabituels pour eux. Un voyage en avion pour la première fois, un pays étranger, loin de leur base de Lorraine. Un monde fou autour d’eux qui parlait toutes les langues, bruyant, hyperactif, caméra aux poings, bousculant tout sur son passage pour faire la meilleure prise, la meilleure photo. Un monde multicolore et multiculturel que Jacqueline et Jean-Marie ne côtoyait pas ordinairement. Le stress, les horaires décalés, un rythme de vie bien différente de leur activité professionnelle ; tout cela provoquait une fatigue nerveuse plutôt que fatigue physique.

Repas sans réel appétit et sans alcool, et penser à ce soir…une nuit longue les attendait. D’un commun accord, ils décidèrent de se détendre en restant dans leur chambre. Initialement, le « programme » prévoyait une sortie au milieu de cette foule costumée qui glissait d’un pas lent autour du Palais des Doges pour se faire admirer des badauds. En réalité, cela faisait une douzaine de jours que la Cité des Doges était transformée en un gigantesque bal costumé. Lors de leurs sorties précédentes, ils ont avaient croisés de ces « carnavaleux » qui posaient nonchalamment devant les touristes photographes, faisant la révérence pour remercier ceux qui s’étaient intéressés à eux avec tant d’admiration.

En arrivant dans leur chambre, les costumes de soirées étaient étalés sur le lit. Le réceptionniste avait fait son travail avec beaucoup de professionnalisme. La tentation d’enfiler les déguisements, était grande. La fatigue disparut comme par enchantement et, le visage illuminé par ces merveilles, Jacqueline ne résista pas très longtemps pour un essayage…suivi, sans autre forme de procès, par son jeune époux qui enfila sa tenue de Bauta de couleur mauve, comme la robe de sa jeune compagne italienne du XVIII ème siècle. Ils avaient du goût dans cet hôtel et un savoir faire exceptionnel.

Devant le grand miroir, les voici côte à côte…admiratif et méconnaissable sous leurs masques. Qui pourrait imaginer deux Sarregueminois dans cet accoutrement vénitien un jour de Mardi Gras ? C’était pourtant bien un couple de jeunes mariés, Jacqueline et Jean-Marie, en voyage de noces à Venise.

  • Jacqueline ! J’ai décidé à l’unanimité que nous allons de ce pas, Place Saint Marc, nous faire admirer dans nos magnifiques costumes.
  • Mais…Je pense…
  • Qui va nous reconnaître ? C’est l’anonymat complet. Et puis, je veux des photos de ce moment inoubliable.
  • Tu crois que l’hôtel acceptera …

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Les voici Place Saint-Marc. Comme à l’habitude, grande foule, caméras, appareils photos, pigeons…Un peu intimidé au début, les deux travestis se prenaient rapidement au jeu des photographes et à la gestuelle qu’imposaient leurs déguisements. Une heure plus tard, ils étaient toujours en train de faire des révérences et avec un naturel qui les surprenait eux-mêmes, cela les amusa beaucoup. Merveilleuse journée ; des souvenirs plein la tête et de nouvelles photos pour l’album de famille.

C’est un art d’apprendre à habiter son masque. Il y a même des écoles de gestuelles pour cela, car c’est celui qui porte le masque qui fait vivre le personnage et qui lui donne une apparence d’âme. Tous les personnages de la « Comédia Dell’arte » se retrouvent en cette période de carnaval ; Arlequin, éternel soupirant d’une Colombine qui n’est pas un exemple de vertu, le fameux Pantalone, le Capitan, Matamore… Mais il faut songer maintenant à la magnifique soirée qui les attend. Retour à l’hôtel.

Le bal costumé ne débutera qu’à minuit, cela laissera un peu de temps pour se détendre après l’excitation de ce fol après-midi où, à leur grande surprise, ils se sont donnés en spectacle. Attitude inhabituelle pour ce jeune couple timide qui se découvre un peu plus chaque jour. Les bals masqués, depuis des siècles, ont toujours excité les princes de ce monde et la Cour des rois, certes, mais aussi le petit peuple. L’anonymat d’un masque permet plus de sensualité, plus de liberté, il est même propice à une ambiance de libertinage.

Le déjeuner fut léger et rapide, sans doute que l’excitation de la soirée provoquait ce type de sensation. Les voici dans leur chambre. Jean-Marie s’étala de tout son long sur le lit, les bras en croix…posture qu’il affectionnait pour se détendre. Jacqueline s’approcha de lui, l’embrassa dans le cou, puis lui massa la nuque et les épaules. Sous ses doigts, elle le sentit tendu. Elle entreprit alors un déshabillage complet de ce corps en souffrance…Le jeune époux était aux anges…Les caresses continuèrent…dans une nudité totale, les deux corps enchevêtrés avec pour seuls témoins les petits chérubins du plafond qui semblaient sourire du bonheur du jeune couple.

En raison du bal, l’hôtel organisait un buffet froid pour le repas du soir. Pratique pour l’hôtel et leurs personnels, mais également pour les clients débordés par l’activité de cette journée. Jacqueline et Jean-Marie apprécièrent avec délices le mélange de crudités, de viandes et de charcuterie ; après un effort aussi intense que celui fourni l’après-midi, les athlètes avaient besoin de reprendre des forces. Enfin ! C’est le moment, c’est l’heure du bal. Quelle jeune fille n’a jamais rêvé d’être invitée au bal, et de revêtir une superbe robe de princesse ? Il faut imaginer l’arrivée du couple dans le grand hall de réception, un palais de glaces où se reflètent tous les personnages à l’infini. Durant plusieurs heures, ils vont plonger dans le passé, c’est ainsi que les jeunes époux sont entrés dans le XVIII ème siècle.

Les musiciens se trouvaient à l’étage ; tableau vivant de musiciens en livrées, encadré de boiseries sculptées. Le Quatuor jouait un « Scherzo de Cherubini », très classique mais au combien de circonstance. L’ambiance était un peu irréelle, musique ancienne, costumes, masques…Belles dames et gentilshommes qui tenaient parfaitement leurs rôles. Au fur et à mesure que l’heure avançait, les « classiques » allaient faire place aux valses et aux slows, un rock était difficilement envisageable avec une robe « Pompadour ». Que c’est beau un monde élégant ! Le Quatuor avait cédé sa place à des musiciens du XX° siècle. Puis, ce fut une période farandole où l’ensemble des personnages masqués, se tenant par la main, faisait le tour de la salle de bal en sautillant aux rythmes de la musique. L’ambiance était à son paroxysme ; Jacqueline et Jean-Marie s’amusaient comme des fous. Ils se croisaient par moment au milieu de cette folie en mouvement et, coquine, elle levait un coin de son masque au moment ou elle croisait son Bauta de mari, tout de mauve vêtu. Jean-Marie entendait alors le rire de sa jeune épouse qui s’éloignait dans la foule des danseurs. Ils étaient heureux. De temps à autre, le couple se reformait pour se désaltérer devant le bar où les coupes de champagne coulaient à flots, ils en profitaient pour danser ensemble quelques instants. Car, c’est ainsi dans ces bals, au cours d’une danse, les couples se font et se défont sans cesse. Les cavaliers sans partenaire prennent en chasse les couples qui restent trop longtemps ensemble. Envolée la belle dans les bras d’un autre.

C’est ainsi que Jacqueline disparut. Depuis un moment, Jean-Marie la cherchait du regard dans cette foule mouvante. Rien, au bar rien non plus. Se renseigner si quelqu’un avait vu une « Pompadour » mauve…ridicule. Les toilettes, le hall, la chambre…Jacqueline était introuvable. Jean-Marie éprouvait une immense crainte ; après une heure de recherche, il décida de s’adresser au réceptionniste.

  • Pardonnez-moi, mais je ne retrouve pas mon épouse. Elle n’est plus dans la salle de bal, ni dans notre chambre. Je suis très inquiet.

Le réceptionniste avait un petit sourire entendu. Ce genre de disparition…Un soir de bal masqué…Néanmoins, il proposa au jeune marié d’appeler l’agent de sécurité de l’hôtel. L’homme arriva quelques minutes plus tard. Un dialogue s’engagea entre le réceptionniste et l’agent de sécurité. Jean-Marie écoutait sans comprendre.

  • Monsieur, je suis navré de vous dire cela, mais ce genre de disparition arrive souvent. Demain matin, nous sommes sûrs que tout rentrera dans l’ordre.
  • Mais…Nous sommes en voyage de noces…
  • Ah !…
  • Il est hors de question de rester sans rien faire. Il faut appeler la police.

Les deux employés de l’hôtel approuvaient sans conviction mais s’exécutèrent. Quelques instants plus tard, le téléphone de la réception sonna…

  • Pronto…Si…Si…
  • Alors !
  • Un inspecteur va arriver, monsieur.
  • Merci !

Jean-Marie s’installa dans le salon du hall, la tête entre les mains. Les flonflons de la fête, les rires et les cris arrivaient bien jusqu’à là,  mais Jean-Marie ne les entendait plus. De longues minutes d’une attente interminable commencèrent alors. Le masque de carnaval avait disparu, c’est un masque d’angoisse qui le remplaçait désormais. Une heure du matin, toujours rien ; pas de Jacqueline, pas d’inspecteur. La tête du malheureux était en ébullition, mille scénarios se déroulaient dans son crâne. De temps à autre, des « carnavaleux » passaient en riant, s’amusant comme des fous d’un rien. Lui, était là avec ses angoisses et ses idées noires. Qu’était-il arrivé à sa Jacqueline ? Ce n’est pas une aventure, mais un cauchemar.

Un homme se présenta à la réception ; c’est sans doute le policier tant attendu. Un échange rapide avec l’agent de sécurité, puis le personnage se dirigea vers le malheureux.

–   Inspecteur Moretti…

L’inspecteur Moretti, Massimiliano de son prénom. Curieux personnage. Un Colombo à l’italienne qui avait troqué la fameuse 403 Peugeot contre une gondole. Il faisait immédiatement penser à un personnage de bande dessinée. Difficile de lui donner un âge avec précision, disons entre deux âges. D’une taille un peu au-dessous de la moyenne, son visage ovale, au teint légèrement cuivré, est barré par une moustache sous un nez aquilin, moustache fine qui contrastait avec deux sourcils épais et noirs. Ce qui surprenait un peu, c’est son regard, éteint comme celui d’un homme qui se levait de la sieste. Contrairement au célèbre policier américain, il était vêtu avec soin. Il portait un petit chapeau, costume trois pièces, chaussures très pointues qui donnaient l’impression d’une taille 60 pour faire du ski nautique ; remarquez…pour les déplacements à Venise il y a sans doute un côté pratique. La veste, toujours ouverte, lui permettait de mettre ses pouces dans les poches de son gilet, attitude habituelle chez lui. Sa démarche était assez curieuse, il donnait l’impression de patiner sur le sol en faisant de petit pas. Lorsqu’il arrivait sur un lieu d’enquête, il se présentait toujours de la même façon :

  • Inspecteur Moretti …

Puis il ne disait plus rien, laissant « parler » les victimes…vivantes ou mortes, les témoins, et tous ceux qui n’ont rien vu mais qui sont au courant de tout. Vingt à trente minutes plus tard, il mettait un terme à l’entrevue par un invariable :

  • Vous avez l’heure ?

Les personnes présentes étaient généralement décontenancées par ce flic à l’attitude bizarre qui ne prenait pas de notes. Solitaire, sans adjoint, il semblait faire fi de sa hiérarchie et de la procédure de recherche criminelle réglementaire et traditionnelle. C’était un cas ; mais il parlait plusieurs langues avec aisance, anglais, français, allemand, avec cette petite pointe d’accent chantant qui caractérise les habitants de la botte de l’Europe. Donc, ses chefs lui ont réservé le côté « touristique » des affaires pour régler les problèmes de toutes sortes que les touristes rencontraient avec la délinquance locale. Avec l’affaire qui nous occupe présentement, Moretti faisait penser au « Bal du Rat mort », une bande dessinée belge où l’intrigue met en scène un inspecteur de police fou dans un décor de carnaval : « La fête s’anime et déjà les premiers soûlards tombent. Les costumes défraîchis par la transpiration, s’imprègnent de relents d’alcool et de cigarettes. On se bouscule… » (Jean Bucquoy).

Le personnage ne mit pas Jean-Marie en confiance d’emblée, il se demandait si ce n’était pas un déguisement de « carnavaleux », un de ces clowns qui amusaient la galerie entre deux spectacles. Il ne réalisait même pas que l’inspecteur s’adressait à lui en français. Devant l’abattement du jeune homme, Moretti le questionna pour déclencher le dialogue. Jean-Marie raconta sa soirée avec sa jeune épouse, avec un débit de paroles très rapide, sans reprendre son souffle et avec, parfois, un sanglot qui étouffait un mot qui restait bloqué au fond de sa gorge.

  • Elle ne peut pas me faire ça ! C’est notre voyage de noces quand même …
  • Ne vous inquiétez pas, nous allons la retrouver. Vous savez, au moment du carnaval, c’est très courant. Les gens se laissent entraîner dans le tourbillon de la fête…
  • Ce n’est pas possible…Elle a sûrement été kidnappée. Ils vont la droguer, la violer, la jeter dans un canal. Il faut la retrouver.
  • Nous allons faire ce qu’il faut et il n’arrivera rien de fâcheux à votre jeune épouse.

Moretti tentait de rassurer le malheureux qui persistait à envisager le pire. Le pauvre tremblait de la tête aux pieds, des larmes perlaient sur ses joues, une rage folle de ne pouvoir faire quelque chose.

  • Allez dans votre chambre…Je vous tiens au courant.

Qu’elle était grande cette chambre ! Trop grande pour un homme perdu et angoissé. Glaciale aussi, sans la chaleur de sa jeune épouse. Il quitta son déguisement qu’il jeta dans un coin de la pièce. Le déguisement de « Bauta » mauve, gisait là, tel un mannequin désarticulé et désormais sans vie. Jean-Marie venait de se défaire de la peau d’un autre. Une douche fut la bienvenue, il tenta de remettre de l’ordre dans sa tête en ébullition.

Deux heures du matin. Sans s’en rendre compte, ses yeux se sont fermés, la tension du moment, la fatigue… Il s’était endormi.

La sonnerie du téléphone le fit sursauter, instinctivement il regarda sa montre. Il était cinq heures du matin.

  • Monsieur…L’inspecteur Moretti vous demande …
  • J’arrive !

A la limite de l’affolement, incroyablement nerveux, il s’habilla. Jamais, depuis qu’il était au monde, il n’avait ressenti ce sentiment d’angoisse et de nervosité. Des scènes folles trottaient dans sa tête, il y voyait nettement sa jeune femme violée par plusieurs individus costumés. Des envies de meurtre le rendaient furieux. De grosses gouttes de sueur perlaient sur son visage, ses mâchoires se crispaient et une forte douleur lui serrait la poitrine. La peur de la vérité sans doute. L’ascenseur, avec un petit sursaut, s’arrêta au niveau du hall de l’accueil de l’hôtel. L’inspecteur était devant la porte, les jambes légèrement écartées, les pouces accrochés dans les petites poches de son gilet. Par de petits mouvements nerveux, sa fine moustache remontait tantôt à droite, tantôt à gauche. Son visage était sombre et ses sourcils, en virgules sur son front, annonçaient une nouvelle pas très réjouissante.

  • Suivez-moi, je vous prie…
  • Vous avez…
  • Venez, ne restons pas ici.

Jean-Marie suivait le policier comme un automate aux ordres d’une mécanique. Une vague de chaleur l’envahit. Maintenant il s’attendait au pire, à des nouvelles désastreuses. Ils l’ont sans doute repêché au fond du canal…Morte. Peut-être des viols avec violences et son corps et méconnaissable.

Ils arrivent dans un petit salon.

  • Monsieur…Nous avons retrouvé votre femme…
  • Où est-elle ? Je veux la voir…
  • Du calme…Du calme…Elle va bien.
  • … ?…
  • Un pilote de vaporetto nous a signalé la présence d’une jeune femme saoule et nous avons immédiatement fait le rapprochement. Sur l’étiquette de son déguisement, il y a le nom de l’hôtel…
  • Je veux la voir maintenant. Vous pensez qu’elle a été …
  • Pour l’instant elle est entre de très bonnes mains à l’hôpital. Dans une ou deux heures elle sera de retour à l’hôtel. Ne vous inquiétez pas.

Loin d’être rassuré, Jean-Marie se sentit subitement vidé de toute substance. Ses jambes le tenaient à peine et il avait la désagréable sensation que le sang ne circulait plus dans ses veines. Sur les conseils de l’inspecteur Moretti, il retourna donc dans sa chambre. Il était six heures trente du matin.

La sonnerie du téléphone le fit sursauter une fois de plus et un tourbillon d’adrénaline parcouru son corps. Son rythme cardiaque était au maximum, il allait exploser.

  • Oui ! Allo !…
  • L’inspecteur Moretti est à l’accueil avec votre épouse.
  • Faites-les monter.

Jean-Marie se précipita vers la porte. Il ne se rendait pas compte qu’il était en slip au milieu du couloir. La porte de l’ascenseur s’ouvrit. Elle était là, debout, les yeux rougis par d’innombrables larmes. Pendant un instant, le temps semblait en suspens ; personne ne bougeait, personne ne parlait. Un peu en retrait, Moretti regardait le couple, tantôt l’un, tantôt l’autre, à l’affût d’un vilain geste ou d’une réaction anormale. Rien ne se passa. Alors l’inspecteur poussa la jeune femme vers son mari. Le couple s’enlaça sans un mot, seuls quelques soubresauts involontaires, secouaient le corps torturé par une grande émotion. Le regard de Jean-Marie croisa celui de Moretti qui sourit. D’un geste de la main, il fit un salut et disparu dans l’ascenseur.

Toujours sans un mot, le jeune couple se retrouve dans la chambre.

Qui va parler le premier ? Pour l’instant ils se regardaient sans dire un mot ; l’un parce qu’il avait peur d’une vérité terrible, l’autre parce la vérité peut être destructrice.

  • Tu vas bien ?
  • Je suis un peu étourdie par cette nuit de folie. Je ne sais pas très bien comment c’est arrivé…
  • Tu n’es pas obligé d’en parler maintenant.
  • Si… Si…Je me rappelle qu’en dansant, quelqu’un m’a tendu un verre de champagne, que j’ai bu. Ensuite, c’est le flou. Je n’ai vraiment retrouvé mes esprits qu’à l’hôpital. Ils m’ont fait une piqûre.
  • Tu as sans aucun doute été droguée. L’important c’est que tu ne sois pas blessée.
  • Mon Dieu ! J’espère qu’ils n’ont pas…
  • Non, je ne pense pas. Tu serais restée en observation à l’hôpital.
  • Mon Dieu !

Dans les bras de Jean-Marie, Jacqueline sanglote. Ils s’allongèrent sur le lit et s’endormirent. Personne ne les verra de la journée. Dans 24 heures il faudra reprendre l’avion et retourner au pays…avec un secret dans les bagages ; secret qu’ils ont décidé de garder pour eux. A Sarreguemines, la famille ne verra que les photos de la Place Saint Marc et des gondoles sur les canaux, avec un couple de jeunes mariés souriants à la vie et en voyage de noces à Venise. Un banal voyage de noces dans la Cité des Doges.