UN MILLÉSIME ROUGE SANG

 

Marcelin Albert, L’apôtre des vignerons.

Entre mars et juillet 1907, une formidable révolte a ébranlé le Languedoc-Roussillon.

 

ORIGINE DE LA CRISE VITICOLE.

L’achèvement du réseau des voies ferrées dans le Midi et sa liaison vers Paris vers 1857, facilite le transport du vin vers la capitale et le Nord de la France. C’est une période de grande prospérité pour les pays viticoles du Sud, mais à partir de 1868, le phylloxéra atteint le vignoble languedocien. C’est la catastrophe. Les remèdes sont rapidement trouvés : inondations des vignes en plaine, plantation de cépages américains. Après beaucoup d’efforts et au moyen d’emprunts, la maladie est vaincue et la vigne prospère une fois encore dans le Midi.

Pourtant, de 1900 à 1907, le prix du vin baisse. Les bonnes récoltes liées à la surproduction et la concurrence des vins d’Algérie, aboutissent à la mévente. Il faut ajouter à cela, la fabrication des vins artificiels qui augmente encore la production et dévalorise l’image du bon vin. Des « kits »  à base d’arsenic, d’acide citrique, sulfurique, chlorhydrique, aux noms évocateurs d’anti-tourne, d’oeno-stérilisateur, d’anti-aigre et de vini-conservateur, font la réclame ouvertement dans la presse.

Le sucrage du vin (chaptalisation) est d’autant plus facilité qu’en 1903, les députés diminuent la taxe sur le sucre de betterave de 60 à 25 francs le quintal. En effet, les betteraviers du Nord sont fortement concurrencés par le sucre de canne et il faut soutenir leur activité. En un an, le sucre de betterave passe de 400 000 à 600 000 tonnes. En dépit des lois contrôlant les manipulations chimiques du vin, la production de « vin de sucre » augmente plus vite que la consommation.

Sans moyen de stockage suffisant, les vignerons sont obligés, certaines années, de brader leur production de l’année précédente. Les emprunts, les dettes, de moindre recettes : en trente ans, le prix de l’hectolitre a été divisé par trois alors que la production a doublé. La misère s’installe, la grogne aussi.

«  Jeanicot Astruc a échangé un foudre de 25 hectos de vin contre un gigot de mouton »

Le 25 janvier 1907, la Chambre des députés diligente une Commission chargée d’enquêter sur la situation de la production, du transport et du commerce du vin, et de proposer des mesures en vue de remédier à la situation critique de la viticulture.

                      Dans le Midi, on peut consommer le vin « pour un sou de l’heure ».             

 

LE MIRACLE DE CANA.

« La fraude par le sucrage, qui a fait tant de ravages fin 19073et au début de 1904, n’existe plus dans le Midi. C’est le mouillage qui est maintenant le plus grand ennemi. Il s’opère sur une vaste échelle dans les grands centres comme Paris ou Marseille, favorisé surtout par les vins d’Algérie, riche en extrait sec et pouvant supporter impunément une addition de 30, 40 et 50 % d’eau … »

Voici donc la conclusion de la Commission qui signale également l’importance du trafic des vins avariés, tournés, piqués, que les négociants peu scrupuleux achètent à vil prix, retapent à l’acide sulfurique et jettent sur le marché.

La tolérance de l’administration et l’indulgence de la Justice envers les fraudeurs, irritent les vignerons et font scandales. Le miracle des noces de Cana devient une routine.

Les mairies sont murées et les services administratifs et l’État-civil sont fermés. Les délégués des préfets, envoyés pour gérer les communes, sont contraints de repartir. Début juillet, 105 mairies des P.O. sont fermées et 248 dans l’Hérault, soit 70 % des communes du département. Le 9 juin, la manifestation de Montpellier où 600 000 personnes ont défilé dans une ville de 77 000 habitants, sera la dernière à se dérouler dans le calme ; à partir de cette date, les évènements vont s’enchaîner de manière dramatique.

 

LA JEUNESSE DE MARCELIN ALBERT.

Né à Argeliers (Aude) en 1851, son père meurt alors que Marcelin n’a que cinq ans. Il est élevé par son grand-père et sa mère et quitte l’école à 16 ans pour aider à l’exploitation familiale. De ses courtes études, il gardera le goût du beau langage et du théâtre. En 1870, lors de la guerre franco-prussienne, il s’engage à 19 ans alors qu’orphelin il en est dispensé. Il est affecté au 2ème Zouave en Kabylie. À son retour d’Algérie, il se marie en 1873.

 

SES PREMIÈRES ACTIONS.

En 1900, 1903 et 1907, Marcelin Albert participe à des campagnes pour la défense de la viticulture, contre les restrictions des droits des bouilleurs de cru tout d’abord, contre la détaxe sur le sucre par la suite. En 1907, il est un homme connu dans la région pour ses combats viticoles, à la fois auprès des élus et auprès des viticulteurs.

Tout au long de la crise de 1907, Marcelin Albert sera adulé, qualifié d’ « apôtre des vignerons », de « rédempteur ». Il luttera contre les tentatives de récupération nombreuses et pressantes comme les royalistes, les radicaux, les socialistes, les régionalistes occitans… Il arrivera, le plus souvent avec succès, à recadrer le mouvement afin de garder en ligne de mire le seul et unique combat du vin sain et naturel. Certains de ses amis ont d’autres vues, la chute n’en sera que plus dure.

 

Marcelin Albert (en haut-de-forme à gauche) devant son ancien café à Argeliers.

 

LE TOCSIN. 

 

«Le Tocsin», journal que le Comité de défense viticole d’Argeliers publie chaque semaine à partir du 21 avril 1907, est devenu l’organe de communication des vignerons. Dans son premier numéro, il offre une adresse aux lecteurs et précise : « Tout vigneron est une bourse plate. Tout paysan n’est plus qu’un ventre creux. Ce n’est plus de la gêne, ce n’est plus de la pauvreté, c’est l’extrême misère. Le flot de la détresse coule… C’est la désolation qui grandit en chaque demeure. C’est le tocsin… C’est le tocsin ! À l’aide paysans ! À l’aide vignerons ! Il faut défendre votre sol. Il faut défendre votre maison. Il faut défendre votre existence ».

 

De gauche à droite Marcelin Albert, Marius Cathala, Dr Senty et M. Cabannes devant le siège du Comité à Argeliers.

 

LA TENSION VIENT DU MIDI.

En vendant du jus de Seine coloré avec du poisson, j’ai réussi sans nulle peine à ramasser des millions. Me créant un nom authentique en ma qualité de fraudeur, pour récompenser ma tactique, l’on m’a remis la croix d’honneur.

 

 

 

LA MARCHE DES 87.

Le 11 mars 1907, à Argeliers, une cinquantaine de vignerons menés par Marcelin Albert quittent le petit village du Minervois pour rejoindre Narbonne. L’objectif est de rencontrer la Commission parlementaire qui enquête sur la crise viticole du Midi. Il s’agit de se battre pour le vin naturel et de faire connaître la misère du monde viticole.

À Sallèles d’Aude, à Moussan, dans chaque village traversé, des vignerons viennent grossir les rangs de la petite troupe. Ils sont 87 en arrivant à la gare de Narbonne. Reçu à la sous-préfecture, Marcelin Albert présente les doléances des vignerons. Après une brève rencontre, il sort très déçu des bureaux de la Commission.

De retour à Argeliers, ensemble ils décident de créer un Comité d’initiative de défense viticole dont Marcelin Albert devient président. Dès lors, le combat s’engage. Les manifestations se succèdent tous les dimanches, à  chaque fois plus importantes.

24 mars Sallèles d’Aude               300 personnes

31 mars Bize                                    600 personnes

07 avril Ouveillan                           1 000 personnes

14 avril Coursan                              5 000 personnes

21 avril Capestang                          10 000 personnes

28 avril Lézignan                            25 000 personnes

05 mai Narbonne                            80 000 personnes

12 mai Béziers                                  150 000 personnes

19 mai Perpignan                             170 000 personnes

26 mai Carcassonne                         250 000 personnes

02 juin Nîmes                                    300 000 personnes

09 juin Montpellier                          600 000 personnes

 

 

Au meeting de Béziers, le 12 mai, le maire de Narbonne, Ernest Ferroul, fait adopter un ultimatum contre le gouvernement : « Si le 1er juin, le gouvernement n’a rien entrepris, démission des Conseils municipaux et grève des impôts ». Dès le 13 juin, les démissions commencent.

 

Aude                               129 communes sur 279

Hérault                            124 communes sur 360

Pyrénées Orientales          75 communes sur 232

 

 

Pendant 12 dimanches de ce printemps 1907, les manifestants iront de ville en ville avec un drapeau tricolore cravaté de noir. Clairons et tambours précédent chaque délégation. Après le défilé, on écoute religieusement les orateurs.

 

 

                                        BÉZIERS

 

                                                                                                                                                        CARCASSONNE

 

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                                                                                                                                                                                              PERPIGNAN

 

 

                                         MONTPELLIER

 

                                                                                                                                                               NÎMES

                          

 

 

 

 

                         

                                                                                                                                                                                                                                                                        NARBONNE

 

 

 

 

Ernest Ferroul, maire démissionnaire de Narbonne au milieu de la foule.

 

LE DRAME. LES ESPRITS S’ÉCHAUFFENT.

DES BARRICADES SE DRESSENT DEVANT L’HÔTEL DE VILLE DE NARBONNE

 

Les Narbonnais prennent la présence militaire pour de la provocation et les esprits s’échauffent.

19 JUIN 1907, NARBONNE.

LES PORTES DE LA SOUS-PRÉFECTURE SONT ENFONCÉES

LES SOLDATS DU 139ème RÉGIMENT DE LIGNE PRENNENT POSITION.

Après l’arrestation du docteur Ferroul, le 19 juin au petit matin, des milliers de manifestants descendent dans la rue et se dirige vers la sous-préfecture. Ils essayent d’y entrer par le grand porche à deux battants. Soudain, des coups de feu partent en direction de la foule. Dans la rue, les cuirassiers chargent les manifestants.

Sur le perron de la mairie de Narbonne se trouve une section du 139ème régiment de ligne. Du côté des Barques, des coups de feu sont tirés. Un groupe de manifestants se dirige vers la mairie. À cause de l’isolement, et sans doute la peur de la foule, instinctivement la troupe, sans en avoir reçu l’ordre, fonce sur la foule baïonnettes à l’horizontale et tire. Il y a cinq morts étendus sur le pavé.

  • Léon Maignan, cultivateur à Bages, 42 ans.
  • Gaston Pages, cultivateur à Ouveillan, 18 ans.
  • Émile Rouquier, domestique à Coursan, 25 ans.
  • Elie Danjart, employé de commerce à Coursan. Il décèdera le lendemain de ses blessures.
  • Cécile Bourrel, employée de maison à Cuxac, 20 ans, le crâne fracassé par une balle.

Il y a aussi une dizaine de blessés.

Sur le boulevard Gambetta, le bar Paincourt est resté allumé. Le patron vient de baisser le rideau de fer. Il est plus de vingt heures. Les manifestants ont brisé les lampadaires, c’est l’obscurité et la confusion. Les soldats du 10ème Cuirassiers tirent dans tous les sens. Dans le café, Louis Ramon, 46 ans, s’écroule mort. Sa fille Jeanne, à ses côtés, est grièvement blessée d’une balle dans la nuque. Deux autres personnes sont également blessées.

Dans la ville de Narbonne, le sang et le vin se mêlent sur le pavé dans une même mare de couleur rouge sombre.

Le lendemain dans Narbonne, tous les magasins sont fermés. Dans les rues, des barricades se dressent partout. Boulevard Gambetta, les cuirassiers sont hués par la foule. L’inspecteur de police Grossot est reconnu, (présent lors de l’arrestation de Ferroul), il tente de fuir et pénètre dans une maison mais les émeutiers le rattrapent sur les toits des Nouvelles Galeries et menace de le jeter dans la rue. Finalement, ils le redescendent. Lynché par la foule, l’inspecteur est jeté dans le canal. Certains s’acharnent sur lui à coups de pavés, d’autres tentent de le sortir de l’eau. L’inspecteur est transporté à l’Hôtel de ville, mais la foule déchaînée les poursuit. Des coups de feu sont tirés en direction des soldats du 139ème qui se trouvent là.

 

BÉZIERS, LES MUTINS DU 17ème.

Apprenant la fusillade de Narbonne, 500 soldats du 17ème Régiment d’infanterie, basé à Agde, se mutinent, pillent l’armurerie et prennent la direction de Béziers. Il faut noter que l’incorporation de ce régiment est locale, les mutins avaient leurs familles et amis parmi les manifestants.

Cette fois, le gouvernement recule sous la menace insurrectionnelle et le 29 juin, le Parlement se réuni et fait promulguer une loi protégeant le vin naturel contre les vins trafiqués.

Les mutins quittent Agde

 

Les mutins à Béziers

 

RENCONTRE AVEC GEORGES CLÉMENCEAU ET FIN.

 

Recherché par la police, Marcelin Albert est contraint de se cacher. Le 22 juin il part vers Paris où l’Assemblée nationale refuse de le recevoir. Informé, Georges Clémenceau accepte de lui accorder une audience. Il le reçoit Place Beauvau.

Au cours de cette entrevue, Clémenceau fait la promesse de réprimer la fraude si Marcelin Albert, en repartant vers le Midi, fait cesser la rébellion. Clémenceau lui signe un sauf-conduit pour repartir vers l’Aude et lui remet cent francs pour payer son billet de train.

Le 24 juin, il est de retour à Narbonne. Entre-temps, Clémenceau va donner sa version de l’entrevue à la presse en insistant sur le billet de cent francs, ce qui va discréditer Marcelin Albert aux yeux de ses anciens compagnons. Le 26 juin, il se rend à Montpellier pour se constituer prisonnier

Libéré, il est devenu « personna non grata » dans l’Aude. Il part s’installer en Algérie quelques temps puis reviendra à Argeliers où il meurt dans la misère, le 21 décembre 1921.

 

Symbole de ces évènements, la pancarte de Ginestas avec au centre du panneau le dernier croûton de pain.